C’est à l’aube de mes 40 ans que ma vie bascule. 

C’est lors d’un RDV avec une sophrologue que je vois depuis quelques mois déjà. Les précédentes séances et un covid ayant mis à mal mon système respiratoire, ont permis à mon corps de se libérer petit à petit, j’ai réappris à respirer, à prendre le temps et prendre soin de moi. Au printemps, des nouvelles sensations, que je ne connaissais pas, sont apparues jours après jours. Mes cinq sens étaient plus développés. Je voyais les choses différemment, un peu comme si j’avais ouvert mes yeux fermés depuis longtemps, je voyais les écureuils et les petits lapins se balader dans mon jardin, les différentes fleurs avec de belles couleurs, et l’odeur parfumée de mes rosiers était décuplée. J’appréciais aussi de plus en plus les sons de la nature, les chants des petits oiseaux, je prenais plaisir à les écouter. Tout ce que je mangeais avait soit un goût plus prononcé soit différent de ce que j’avais l’habitude de manger, je dégustais. Les caresses que je recevais de mon mari devenaient très agréables, et je ressentais beaucoup de plaisir lorsque mes doigts effleuraient sa peau et que je me serrai contre lui. Toutes ces sensations étaient tellement plaisantes, mais à la fois, m’ont amenée à me questionner : pourquoi ces changements ? Pourquoi maintenant ? Et surtout pourquoi je ne ressentais pas cela avant ? 

Au début de l’automne, comme à chaque fois depuis une trentaine d’années, à la même période, des cauchemars apparaissent. C’est toujours le même process, je me réveille en pleine nuit, le cœur battant à mille à l’heure, transpirante, sans repères, je me sens perdue et j’ai tellement peur. Malheureusement, je n’ai aucune idée de ce qu’il se passe dans ces cauchemars. Une seule image m’apparait avant mon réveil en sursaut, le visage d’un homme aux cheveux noirs, avec une moustache et mettant son doigt sur sa bouche comme pour me dire « chut ». 

Cet homme, je le reconnais, c’est un ami de mes grands – parents. Je le côtoyais donc très souvent depuis ma plus tendre enfance. Un homme qui s’est permis d’abuser de moi jusqu’à l’âge de mes 11 ans.  

Tout s’est arrêté en octobre 1992, le jour de mon onzième anniversaire, mes parents ayant découvert ses agissements malsains. 

En décrivant ses nouvelles sensations agréables et en racontant mes angoisses de cauchemars à ma sophrologue, le 26 octobre 2021, elle décèlera une sortie de dissociation traumatique et une amnésie traumatique partielle, qui se révèlera très partielle car je me suis rendu compte dans les jours qui ont suivi que j’avais perdu la majeure partie de mes souvenirs d’enfance, impossible de me rappeler, même les bons souvenirs. Une grande tristesse m’envahit alors. Cette nostalgie aura du mal à se dissiper.

En réalité, ma vie n’a pas basculé lors de cette séance, mais elle a bousculé le premier jour où cet homme a posé son regard et ses mains sur moi. Je ne me souviens malheureusement pas du jour où tout a commencé.

Cette séance de ce mois d’octobre 2021 était irréelle, les jours qui ont suivi également. En rentrant à pied ce soir-là, j’ai été obligée de m’arrêter vomir près d’un arbre, pour pouvoir continuer de marcher et pouvoir rentrer chez moi. Ayant une phobie de vomir, cela faisait des années que cela ne m’était pas arrivé. Je ne me souviens même pas de la sensation que cela m’a fait cette soirée-là, juste que j’ai pu reprendre ma marche et rentrer chez moi retrouver mon mari et faire comme si cette conversation avec la sophrologue n’avait jamais eu lieu. Je ne lui ai rien dit de tout cela. Ce n’est que 4 mois plus tard que j’ai pu lui écrire, en partie, ce qu’il se passait et j’ai dû attendre 4 mois supplémentaires pour avoir le courage de lui raconter cette histoire de vive voix. 

J’ai passé les jours suivants cette séance à lire les livres sur le sujet, que la sophrologue m’avait gentiment prêtés, afin d’essayer de comprendre ce qu’il se passait, car je ne comprenais vraiment rien de qu’il m’arrivait. Les livres m’ont aidé, des vidéos et podcasts traitant de dissociation, d’amnésie et de stress post-traumatique m’ont éclairée, en me déculpabilisant un peu d’être dans cet état, comprenant que mon cerveau y était pour beaucoup et que je n’aurais pas pu faire autrement. Mon cerveau m’a sauvé la vie. 

Mon corps m’a pourtant alertée toutes ces années depuis mon adolescence. Mais les douleurs (aux cervicales et au dos) étaient incompréhensibles, même pour les nombreux médecins que j’ai consultés jusqu’à ces dernières années. J’ai avalé des quantités d’anti-inflammatoire et d’anti-douleurs, j’ai fait des années de kinésithérapie douloureuses, pour m’accrocher et tenter d’avoir une vie « normale », d’avancer tant bien mal, d’essayer de me construire une vie avec l’homme que j’aime, que j’ai rencontré à 21 ans, qui est l’homme qui m’a permis de survivre, celui qui m’a aimée avec mes souffrances physiques et malgré lui, mes souffrances psychologiques silencieuses. 

J’ai toujours eu des comportements « bizarres » et des peurs inexpliquées. 

Je n’ai aucune confiance en moi, ni estime de moi, j’ai des difficultés à exprimer mes envies et mes besoins, des difficultés à faire des choix, même pour des choses simples et sans conséquence du quotidien. Je doute de toutes les décisions que je dois prendre, j’ai des difficultés de concentration, un stress inexpliqué et une fatigue permanente. J’ai des difficultés tactiles, je ne supporte pas que l’on me touche, que quelqu’un arrive dernière moi, en me touchant l’épaule par exemple, sans s’annoncer avant, c’est le sursaut, le cœur qui s’emballe et le geste de recul assurés, et je ne supporte pas que l’on me touche ou m’appuie sur la tête, l’angoisse monte automatiquement, des tensions se créent, par réflexe, dans mon cou et mes épaules. 

J’ai peur de tellement de choses, je me sens ridicule mais cela n’empêche rien, j’ai peur tout de même (araignées et insectes volants, le feu, ne pas avoir pieds et de mettre la tête sous l’eau, de vomir, de prendre la parole en public, des ascenseurs et cages d’escalier ou toute pièce sans fenêtre avec une seule issue de secours, une peur incontrôlable de consulter un dentiste, et même des clowns ou autres déguisements …). 

Je comprends aujourd’hui qu’il n’y a rien de « normal » à tout cela, mais que ces réactions physiques et psychologiques sont, elles, « normales ».

Malgré tout, sortir de cette dissociation traumatique commence à me faire peur, cette amnésie traumatique pouvant se lever, partiellement ou totalement un jour ou l’autre, m’angoisse de plus en plus. Que vais – je faire si des souvenirs, aussi durs soient – ils, me reviennent ? Cette peur m’obsède au plus profond de mon esprit et de mon corps. 

C’est ainsi qu’un mois après ce « diagnostic », je décide de me faire aider par une psychologue. Cela fait presqu’un an déjà que nous nous voyons une fois par semaine, et très peu de choses me reviennent en réalité. Je suis complément bloquée, je me tais, très peu de choses veulent sortir et je ne comprends pas pourquoi ce silence reste en moi. Peut être parce que cet homme m’a fait garder le silence, « chut » … 

Quelques joyeux souvenirs me sont toutefois revenus depuis. Des « images » également, rêves ou souvenirs ? Je n’arrive pas à savoir, cela me questionne et me hante. 

Il faut que j’arrive à parler et analyser mes pensées mais je n’y arrive pas, je ne sais pas comment faire. Cela me décourage de plus en plus. J’ai l’impression d’être bloquée dans un monde entre deux. D’un coté ce passé, que j’ai mis tant d’années à oublier pour ne plus jamais avoir à y repenser, et ce présent, qui m’angoisse tellement à l’idée de faire ressortir ce passé si bien enfoui.

Mais, je comprends que pour vivre enfin ma vie pleinement, il me faut guérir. Alors je continue petits pas par petits pas …

Angie