[TW : langage cru, langage explicite concernant les violences sexuelles]

Je ne sais pas quand ça a commencé. Tout ce que je sais, c’est que je devais avoir quatre ans quand ça s’est arrêté. Je ne m’en souviens plus, on me l’a appris bien plus tard. La personne qui me l’a appris ne pensait rien m’apprendre, elle pensait que je m’en souvenais encore.

Cette fois-là, je suis partie me réfugier dans la cage d’escaliers. C’est là que l’on m’a retrouvée, en pleurs, c’est là que j’ai dit que je ne voulais pas lécher le kiki de tonton. Je ne pense pas que j’avais conscience de ce que je révélais là, mais les adultes, eux, avaient bien compris. Maman a parlé avec papy et papy a parlé avec tonton et, à priori, ça ne s’est plus jamais reproduit. On n’en a plus jamais parlé non plus. Mais ce qui s’était passé m’avait marquée pour toujours.

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Maman était malade, papa parti. On me laissait chez papy et mamie. Mamie avait peur que les assistantes sociales viennent me chercher et elle voulait s’enfuir avec moi. Elle n’arrêtait pas de dire qu’elle allait m’emmener à la maison de campagne, qu’elle allait me cacher jusqu’à ce que tout aille bien. Mais pour finir, elle s’est enfuie toute seule et je suis restée avec papy. Et tonton. Celui-là même qui voulait que je le suce.

Je lisais des magazines porno. Celles de tonton. Enfin, lire, c’est peut-être exagérer, mais je les feuilletais. J’en prenais quelques-unes que je glissais sous la couverture avant de me coucher, puis après le bisou de bonne nuit, je passais des heures à regarder les images.

Je devais avoir sept ou huit ans quand papy s’est rendu compte de mon manège. Une fois, les magazines ont fait du bruit dans mon lit quand il était venu me dire bonne nuit. Il m’a disputé, je crois, et les magazines ont disparu. Trop tard. J’étais déjà contaminée. Contaminée par tonton, puis contaminée encore par un étranger qui m’avait payée pour me toucher la pépette. Il voulait probablement plus, mais il s’était arrêté quand je m’étais mise à pleurer. Il nous avait donné un billet de dix au lieu de celui de cent qu’il nous avait promis, à moi et mon copain, pour qu’on ne dise rien. Nous n’avons rien dit. Jusqu’à ce qu’il viole la petite sœur de mon copain. Là, mon copain l’a dit aux adultes qui m’ont interrogée, interrogée, interrogée jusqu’à ce que les mots sortent.

Ils s’étaient tous mobilisés cette fois-là. Un inconnu, ce n’est pas comme si c’était le fils ou le frère de quelqu’un. Maman a déposé plainte et j’ai subi le premier examen gynécologique de ma vie de sept étés et demi. Défilé de suspects et interrogatoire, puis attente. Et tout ça pour, au finir, rien. Pas assez de preuves. Ce n’est que des années plus tard qu’il a été jugé coupable pour des faits similaires sur d’autres petites filles et petits garçons.

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Maman allait mieux. Elle s’occupait désormais seule de moi et ne me laissait chez papy que pour sortir faire la fête. Un jour, elle est tombée amoureuse d’un mec bien. Enfin, « bien », c’est beaucoup dire, mais ma mère voulait vivre avec lui. Nous sommes parties de notre petit appartement pour une grande maison avec jardin et des arbres fruitiers. J’ai eu un chat rien qu’à moi. Une petite chatte mi-siamoise mal sevrée et très méfiante, un peu comme moi. Puis, en prime, j’ai eu une petite sœur de trois ans ma cadette.

Je n’en voulais pas. Ni du père, ni de sa fille. Je ne les aimais pas et ils me le rendaient bien. Les disputes entre ma mère et son nouveau conjoint étaient bientôt un fait. Maman disait que mon beau-père ne s’occupait pas assez de moi, qu’il n’y en avait que pour sa fille à lui. Puis elle voulait la voiture, et lui, il en avait besoin pour aller au taf, elle pouvait bien comprendre ça, non ? Et il n’y avait jamais d’argent pour quoi que ce soit. Est-ce qu’elle devait faire la pute dans la rue pour en ramener, du fric ? Ils se criaient dessus sans se soucier le moins du monde si nous les entendions, ils brisaient de la vaisselle, ils se tapaient dessus, puis ils terminaient en faisant l’amour. Je n’y comprenais rien.

Je les regardais souvent. Les bruits et l’odeur, ça me dégoûtait à un point inimaginable, surtout l’odeur, mais je ne pouvais pas m’empêcher de regarder. Des fois, maman me disait d’aller voir ailleurs si j’y suis, mais la plupart du temps, elle s’en foutait royalement. Comme si c’était normal.

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Avec ma pseudo-sœur puis, plus tard, avec des filles et des garçons du quartier, je répétais ce que j’avais vu faire et ce que l’on m’avait fait et fait faire. Tandis que les autres filles de mon âge jouaient à la maîtresse, moi, je jouais à faire l’amour. Ce qui aurait pu être des jeux d’exploration innocents ne l’étaient pas. Ils étaient empreints d’une sexualité d’adulte : langues, sexes et doigts, tout s’emmêlait au rythme de nos jeux d’imitation.

* * *

Dans ma nouvelle école, je suis vite devenue souffre-douleur. Ils m’encerclaient et me poussaient de l’un à l’autre jusqu’à ce que je tombe. Là, c’était les coups de pied jusqu’à la fin de la récré. Je ne me souviens pas, je le sais, c’est tout. Les maîtres et maîtresses n’étaient nulle part, en tout cas jamais là quand il le fallait. Maman me disait de rendre coup pour coup, mais ils étaient toujours trop nombreux.

Un jour, la direction a dû en avoir assez, parce qu’elle a convoqué maman, les maîtres et maîtresses, le médecin scolaire et la psychologue scolaire pour une grande réunion. Ils devaient décider ce qu’il y avait de mieux à faire pour moi. Maman voulait que je change d’école, mais elle n’avait pas vraiment son mot à dire. Ce jour-là, il a été décidé que je rencontre la psychologue scolaire. Et que je fasse un sport d’équipe pour m’aider à vaincre mes problèmes relationnels. J’ai eu le droit de choisir lequel. J’ai choisi le foot.

* * *

Dès le premier jour, j’ai été accueillie comme une princesse par le moniteur. Comme s’il n’attendait que moi. Je venais toujours seule, à vélo, aux entraînements, tandis que les autres étaient généralement accompagnés par maman ou papa. Le moniteur l’a remarqué et m’a proposé de me ramener chez moi en voiture. Le vélo rentrait bien dans le coffre, non ? Et c’est ainsi que cette « relation », à défaut d’un autre mot, a démarré. Oui, démarré, comme pour une voiture.

Il avait vingt-neuf ans, moi neuf.

Nous devions bien discuter un peu, là, dans la voiture. Mais de quoi ? Je n’en sais rien. Trou noir. Toujours est-il que je l’apprécie suffisamment pour le dire à ma mère, qui un beau jour l’invite à la maison. Ils discutent de choses et d’autres, ils discutent à propos de moi. Et tout d’un coup, mon moniteur est devenu mon père de substitut ! Un papa, un vrai, rien que pour moi ? Je suis aux anges.

Ma mère ne tarde pas à m’envoyer chez lui pendant les weekends et les vacances scolaires. Elle lui donne un billet ou deux « pour ses dépenses », comme elle dit.

De ces weekends et vacances scolaires, je n’ai que peu de souvenirs. Des bribes pour être précise. La plupart sous forme de flashbacks. Ce que je sais, c’est que je deviens sa petite femme. Une toute-petite femme d’un mètre trente et trente kilos (sic.).

Je suis couchée sous lui dans la position du missionnaire, son sexe dur contre le mien. Pas dedans, non, il connaît les limites, ou la législation, peu importe. Je n’atteins même pas sa poitrine. Il m’écrase, je m’enfonce dans le matelas. Comment suis-je arrivée là, sous lui, sous son poids d’homme sportif de vingt-neuf ans ? Je ne sais pas, je ne sais plus. À d’autres moments, nous nous embrassons. Nous ? Oui, je sais ce qu’il veut et je suis déjà contaminée, déjà perdue, ainsi ma langue rencontre la sienne dans des baisers qui durent des heures. Du moins, c’est l’impression que j’en garde. Et à d’autres moments encore, il me touche la pépette. Je me fige pendant que ses doigts s’aventurent sous ma petite culotte, je me fige totalement. Est-ce que j’ai peur ? Non, je ne pense pas. Mais je sais qu’il ne faut pas bouger.

Un jour, je le tape avec un drapeau d’arbitre. Encore et encore et encore. D’où me vient toute cette colère ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Tout ce que je sais, c’est qu’il me menace de me pincer la pépette si je n’arrête pas. Je ne m’arrête pas.

Il me pince la pépette, je le tape, il me pince de nouveau, je le tape encore, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il me pince les lèvres de mon sexe tellement fort que je pousse un cri et courre m’enfermer aux toilettes. Je baisse ma culotte, je regarde si ça saigne. Ça ne saigne pas. Quand je sors enfin de là, je lui dis qu’il m’avait fait mal. Toi aussi, tu m’avais fait mal, réplique-t-il.

Cet épisode est le début de la fin. J’appelle ma mère pour la toute première fois depuis que je vais chez lui, je lui demande de venir me chercher. Elle vient. Quand elle arrive, mon moniteur me tient fermement sur ses genoux dans le bac à sable devant chez lui. Apparemment, je lui aurais jeté du sable sous son t-shirt.

À partir de là, il paraît que je suis intenable. Je frappe les arbres de leurs propres branches que je brise, je vole de l’argent et je mens. Je n’ai pas le droit de mentir, ma mère me l’a répété depuis que je sais parler, et pourtant je mens comme un arracheur de dents. Même prise en flagrant délit. Un jour (dont je ne me rappelle pas non plus), ma mère m’a menacée de m’envoyer en foyer si je ne lui dis pas ce qui ne va pas. Ce qui ne va pas ?

Rien ne va et je craque quand ma mère pose sa main sur le combiné du téléphone, prête à m’abandonner à la D.D.A.S.S. Par où commencer ?

Mon pseudo-père me touche.

Comment ça, il te touche ?

Il me touche la pépette.

Les mots sortent difficilement, ils ont du mal à s’aligner dans des phrases, ils ont du mal à faire sens. Ma mère saisit quand même l’essentiel. Peut-être que le sol se dérobe sous ses pieds ? Peut-être. Ou peut-être pas ? Peut-être qu’elle savait, tout au fond d’elle, et qu’elle a laissé faire ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que c’est elle, au bout de cinq ans d’interrogatoires et de procès, c’est elle qui a obtenu mes dommages et intérêts sur son compte et qui a dépensé la totalité pour elle-même, sans me donner le moindre centime de cet argent qui devait servir à ma reconstruction.

* * *

Ce témoignage est une construction. Une reconstruction pour être plus précise. Personnellement, je ne me souviens pas de grand-chose. Je sais que c’est arrivé, je connais l’histoire, mon histoire, grâce à des comptes-rendus d’interrogatoires, des notes de journaux, des témoignages d’autres personnes, etc., mais je ne m’en souviens pas pour autant. Parfois j’ai des flashbacks qui me sautent à la figure, parfois des reviviscences qui prennent mon corps en assaut et me font très mal, physiquement mal, alors que les événements auxquels ces flashs et ces reviviscences se rattachent remontent à plusieurs décennies.

Parfois je me vois, dans les flashs, de l’extérieur, à la troisième personne. Je me vois sur le lit de mon moniteur, mon petit corps sous le sien, et je ressens le poids de son corps sur le mien. J’ai du mal à respirer, l’air ne veut pas rentrer dans mes poumons, je suffoque là-dessous !

Plus tard, je me vois couchée sur le canapé bleu à la maison, ma mère assise sur moi en train de me frapper à la tête et au visage. Plus tard encore, c’est sous le poids écrasant d’autres hommes que je me vois, encore et encore, dans des relations sexuelles non consenties. Des viols ? Peut-être, je ne sais pas. Je n’ai jamais su dire non.

* * *

J’ai du mal à me sentir légitime. À me dire que j’ai été traumatisée, à plusieurs reprises d’ailleurs, par plusieurs hommes et femmes. Dont ma propre mère. Et pourtant, c’est le cas. J’ai été traumatisée. Déjà toute petite, j’ai subi l’innommable, l’inceste. Le fait que je ne m’en souvienne pas, ça importe peu, au fond, quand on connaît les répercussions que ça a eu tout au long de ma vie.

Aujourd’hui, j’ai la quarantaine. Mon amnésie me poursuit encore. J’ai oublié des pans entiers de ma vie, du bon comme du mauvais, et je continue d’oublier continuellement ce que je fais ou ce qu’on me dit. Depuis vingt ans, je suis à la recherche de mes souvenirs enfouis, sans succès. J’ai assemblé des dizaines et des dizaines de journaux intimes, des tonnes de photos dans l’ordre chronologique, des centaines de comptes-rendus d’interrogatoires, de procès et d’annotations de médecins et de psychologues. J’ai même dépouillé les agendas de ma mère, à son insu, dans ma quête de savoir ce qui m’est arrivé. J’ai réussi à faire une reconstruction assez complète de ma vie, depuis ma petite enfance jusqu’à ce jour. Je sais ce qui m’est arrivé, je le sais. Mais je ne m’en souviens pas pour autant.

Alicia