Dans un précédent article nous avions eu une entrevue avec Lotis pour parler de la prostitution (et de l’exploitation sexuelle) et des différents mécanismes en jeu pour elle. Dans celui-ci nous vous proposons d’en apprendre encore un peu plus sur l’expérience de Lotis dans un réseau de prostitution de mineurs, et surtout sur comment elle a vécu les choses, les réactions qu’elle a eu autour d’elle et celles qu’elle aurait aimé avoir. Sans oublier la question du soin psychique. Il s’agit ici de mieux comprendre l’environnement et ce qu’une victime (ici de prostitution) aurait aimé entendre pour mieux être accompagnée.

Nous trouvions cette perspective intéressante car il y est question là aussi des violences sexuelles et du statut de victime, et ce que retrace Lotis pourra certainement faire écho à d’autres personnes qui ont été victimes de violences dans leur vie. 

Entrevue avec Lotis

Céline : Peux-tu nous redire comment tu te sentais en entrant dans la prostitution puis après y avoir passé quelque temps ?   

Lotis : J’étais jeune, donc en entrant dans la prostitution il y avait le fait que je me sentais adulte. À 15 ans, j’avais des revenus à moi, et on me considérait comme une adulte. C’était très valorisant. En plus, j’étais dans un réseau, il y avait comme un fonctionnement familial, on se serrait les coudes, en tout cas, j’en avais l’impression. Il y avait des « figures paternelles » parmi les proxénètes, j’ai envie de dire, à qui au moins je pouvais parler. Ce n’était pas le cas chez moi. J’étais entourée par des personnes qui avaient confiance en moi, qui m’estimaient. Et j’avais des amies qui se prostituaient aussi, mais au moins, je n’étais plus seule. Il y avait un effet groupe, ou même famille comme je disais. Ça, c’était au début. Et enfin, quand tu rentres dans un réseau d’ados comme ça, les autres ados qui se prostituent ne te veulent pas de mal. Ils ou elles pensent te rendre service en te recrutant par exemple. Tout le monde est gentil, et il n’y a pas de compétition. Plutôt une entraide. Ensuite, ça évolue, il peut y avoir des rivalités. De même, les « figures paternelles » deviennent plus possessives, plus agressives, plus exigeantes et ça a entraîné chez moi une perte de repères. Je n’avais pas intégré avant ça ce qui se passait. Là, je me suis sentie piégée. Et aussi humiliée, j’avais été naïve, et les proxénètes, mais aussi mes amies, me renvoyaient à ce que j’étais, au fait que j’avais accepté, que voilà, j’étais à ma place. C’était très compliqué de prendre de la distance avec le réseau. Psychologiquement, j’étais totalement dépendante d’eux, et du fait de gagner de l’argent. Puis, j’ai alterné entre les phases où je travaillais à nouveau, où j’arrêtais, mais je suis restée attachée à eux, y compris aux proxénètes. C’est bizarre, mais je pense que le réseau dans son ensemble a comblé un manque, il a pris la place de ma famille. J’étais capable de passer l’éponge sur certaines violences par exemple, juste pour rester dans cette « famille », ce clan, avoir l’impression d’être soutenue, entendue, comprise.  

Céline : Qui était au courant de ton recrutement ?

Lotis : En dehors de mes clients, officiellement quasiment personne n’était au courant voyons… J’étais dans une situation où beaucoup de gens faisaient semblant de ne pas savoir et où en fait, ils se doutaient voire ils savaient que je me prostituais. Les filles de mon âge qui l’apprenaient au lycée me tournaient souvent le dos, et c’était bien sûr le cas pour mes amies du même réseau, on était vite mises de côté. Nous étions soudées quand nous nous voyions, parce qu’en dehors, nous vivions la même solitude et la même incompréhension : nous n’étions pas fréquentables. De la part des garçons de mon âge, j’ai évidemment eu des propositions, et c’était hyper commun, je les refoulais systématiquement, ensuite ils m’ignoraient. Vu que je parle du lycée, les profs pour certains le savaient ou s’en doutaient (un en particulier le savait parce qu’il fréquentait des prostituées, et le monde est petit). Mais personne ne venait m’en parler, ce n’était pas pensable. Personne ne s’intéressait à moi là-dedans, comment je me sentais, si j’allais bien… 

Même dans ma famille, certains l’ont su, et on n’en a jamais parlé ouvertement, ça s’est limité à des allusions. J’ai eu des amis en dehors du réseau au lycée, mais je ne leur parlais pas. Et puis il y a les réactions des gens lambdas, pas seulement les propositions des garçons, qui prouvent que tout le monde est au courant. Il m’est arrivé de me faire insulter par des filles de ma classe, ou d’encaisser sans broncher des petites remarques acerbes de la part de membres de ma famille élargie, ou de profs… Je ne sais pas ce qui est le pire au final. Pour ces gens, je cherchais les problèmes depuis toujours, ou alors je me comportais comme une allumeuse, c’était la suite logique, j’étais devenue pute. J’avais beau m’escrimer à mettre de la distance entre cette activité et mes autres milieux, il n’y avait rien à faire. Et finalement je pense que c’est leurs attitudes qui ont contribué à me maintenir dans cette double personnalité, cette double vie et à cette addiction au luxe ou aux passes. Ils me stigmatisaient d’emblée, alors à quoi bon lutter ? 

Céline : C’est intéressant ce que tu dis, ça me fait penser à ce qu’on appelle l’étiquetage. Plus on catalogue/catégorise quelqu’un, en lui faisant savoir explicitement ou non, plus la personne en vient à coller à cette étiquette.

Lotis : Oui, c’était exactement ça : j’étais étiquetée, faite pour ce métier, voilà, je n’avais pas d’autre perspective d’avenir, et la société, mon entourage, jusqu’à certains proches, me renvoyaient cette image. Je ne pouvais parler librement qu’à mes amies du réseau au final, ou à des personnes qui connaissaient ces réseaux. C’était à chaque fois la solitude qui me plombait quand on m’insultait ou quand on m’envoyait des piques. Ça me renvoyait à ma responsabilité, ma culpabilité : c’était moi qui avais accepté ce qu’on m’avait proposé, cette stigmatisation qu’on m’infligeait venait de là. Peu de personnes se souciaient réellement de moi. Même quand je laissais échapper, tu sais, ça arrive, la langue qui fourche, un mot en rapport avec mon activité, il y avait un grand silence gêné. Je stoppais net, je ne risquais pas d’en dire plus. Je me disais : « assume ». Ce qui était très typique, c’est qu’on me posait des questions sur l’argent que j’avais, voire on en profitait un peu. Sans vouloir entendre d’où venait cet argent. 

En parallèle, j’ai commencé à tisser des liens avec certaines TDS du trottoir. Sans elles, je pense que je n’aurais pas acquis de réflexion approfondie sur le proxénétisme, le réseau où j’évoluais. Là, je me suis aperçue que je n’avais pas été libre, que je n’avais pas choisi grand-chose, que j’étais très naïve… Les TDS de qui je m’étais rapprochée n’avaient pas de proxénète, n’appartenaient pas à un réseau. Ça me faisait de l’air. J’avais besoin de m’identifier à elles, ça donnait un sens à ce que je vivais. De là, parfois, si je me sentais en confiance, j’essayais de répondre sans mentir lorsqu’on me posait des questions, c’était un défi.  

Céline : Quelles réactions tu as eues de la part de ces personnes ? Et comment tu les as vécues ?

Lotis : Les seules réactions que j’ai eues des gens « normaux » au final, c’était de nouveau ces grands silences gênés, voire des moqueries, des réactions de rejet ; je pense qu’ils estimaient que c’était ma décision, ma responsabilité. Ce n’était pas tout à fait faux dans un sens, mais j’espérais toujours qu’on me donne la circonstance atténuante de l’âge. Alors dans le civil, je me suis fait des amies de mon âge à qui je ne disais rien là-dessus, et bon, si elles n’étaient pas dupes, elles ne posaient pas de question non plus. Je préférais cette discrétion-là aux moqueries et au rejet. Ce n’était déjà pas facile d’être la pute du coin, je ne voulais pas me sentir complètement isolée. D’autre part, j’avais toujours mes amies du réseau ou certaines TDS à qui me confier quand j’avais le temps et de la peine à surmonter une passe, par exemple. C’était des confidences sporadiques, mais ça me donnait l’impression d’avoir un entourage compréhensif. Les personnes qui n’étaient pas au courant n’avaient pas à l’être, c’était ma stratégie de défense et efficace dans ce cas-là. 

Des personnes extérieures ont voulu m’aider, il y en a eu deux quand même, le premier choc encaissé, parce que ça a été un choc pour elles. Mais vouloir aider une fille de 15 ans, 16 ans, qui est dans cette situation, ce n’est pas pouvoir l’aider. À part répéter : « ce n’est pas normal, tu ne dois pas faire ça… » Oui, je suis au courant, et donc je fais quoi ? Leurs réactions me renvoyaient systématiquement au fait que j’étais une anomalie, donc seule, et au fait que je ne devais pas, mais alors pourquoi je le faisais quand même ? C’était des jugements prêt-à-porter qui ne me convenaient pas. Comme le fait de dire : « tu es une victime ». À ce moment-là, c’était violent de l’entendre, même si je savais d’expérience que le réseau était bien plus violent envers moi. Puis être une victime, qu’est que ça signifie quand tu as l’impression d’avoir tout choisi, que cette activité est naturelle pour toi depuis le début ? Être une victime, c’était être faible, ce n’était pas possible pour moi d’avoir cette faiblesse-là, de me reconnaître victime de leurs violences et d’exploitation sexuelle. Si j’avais admis à l’époque : « oui, je suis une victime de ces proxénètes », je n’aurais pas pu survivre à une passe de plus. Il y avait ce contexte où le moindre mot pouvait me faire beaucoup souffrir parce que ça me renvoyait à une réalité inacceptable. Les proxénètes utilisaient un chantage dans le réseau (qui ne tient pas debout avec le recul), et ça marchait nickel sur plusieurs d’entre nous ; c’était « imagine si tes parents apprennent que tu fais la pute » ou « imagine j’avertis telle personne que tu es une pute ». Ils en faisaient des tonnes sur le fait que nos parents mourraient de honte, alors qu’ils jouaient avec notre honte à nous (et puis, c’étaient eux qui craignaient d’être repérés). De toute façon, mes parents, ma famille n’aurait rien fait de plus pour moi s’ils avaient appris officiellement ce que je faisais ; c’était une famille où le silence prédominait et où les enfants devaient être libres de vivre leurs propres expériences. Il n’y avait aucun contrôle, nous avions le droit de faire ce que nous voulions à partir du moment où nous nous montrions comme une famille normale aux yeux des autres ; ma mère tenait beaucoup à l’image de la famille idéale. Dans les faits, je pouvais bien faire ce que je voulais de mes soirées si à la table dominicale je me tenais correctement. Alors pour moi, à ce moment-là, c’était un argument de plus, je n’étais pas une victime. Ma famille ne m’empêchait pas, c’était par conséquent des expériences que j’avais à vivre moi, seule.      

Céline : Oui se reconnaître comme victime est un processus qui demande du temps et qui est très violent au début. Merci de poser ces mots, car c’est toujours compliqué de trouver les mots justes pour aider la personne à se rendre compte de ce qu’elle vit et l’aider à s’en sortir quand on n’a pas forcément de moyens d’action directs. Puis poser le mot victime c’est aussi enlever tout le possible contrôle que la personne croyait avoir (ou se racontait avoir), ça inverse les rôles et ça vient réveiller plein d’autres sentiments attachés à ce statut. C’est une bonne chose, c’est important de remettre les choses à l’endroit, mais il faut pouvoir gérer l’après-coup une fois qu’on a dit ça. Car comme tu dis, si tu te mettais dans cette position, tu ne survivais plus dans ce milieu et malheureusement tu y étais coincée. 

Lotis : Oui, c’est vrai, mais attention à ne pas faire d’amalgame que je qualifierais de vertueux, entre les victimes de réseaux, de proxénètes et les personnes qui sont libres dans la prostitution pour cette raison que tu viens de décrire. Déjà, tu parles d’un milieu, il faudrait plutôt parler de milieux au pluriel ; c’est la société qui a différentes strates, elle n’est pas uniforme, on n’est pas victime du milieu, on est victime d’individus. Tout ce qui est autour, c’est la société. C’est la société qui dicte ses lois y compris dans les pressions qu’on subit ou qu’on fait subir aux filles qui sont victimes comme nous. J’aimerais bien qu’on comprenne ça, il n’y a pas de vérité unique, il y a des personnes qui se sont prostituées sans proxénète, qui ne se sont jamais considérées comme des victimes, et qui en parallèle, peuvent avoir été victimes du regard de la société. L’amalgame vertueux, il consiste à dire : « OK tu t’es prostituée, tu dois te qualifier de victime et on va faire en sorte que tu te reconnaisses comme une victime de la prostitution ». On recherche chez moi une sorte de caution morale que la prostitution, c’est mal et je dois m’amender de cette période de ma vie. Or, ce qui ressort en termes de traumatismes chez moi, ce n’est pas la prostitution en elle-même. Dans l’absolu, c’est toujours dur de s’admettre victime de violences, c’est un long chemin pour se construire « en tant que victime », et finalement, quand on a été forcée à se prostituer (ce qui est mon cas), on a aussi à subir les clichés putophobes, la pression sociale, les jugements. Je te dis ça, parce que dans mon cas, j’ai été autant victime de l’assentiment général autour de moi, de la part de personnes qui n’appartenaient pas du tout à ce milieu, que de mes proxénètes qui m’ont manipulée. Ça reste marquant quand tout le monde te juge. 

Céline : Comment tu comprends leurs réactions ? Autant celles de tes amis que de ta famille.

Lotis : Il y a eu plusieurs types de réactions. Ma famille minimisait et m’aurait fait porter la responsabilité de mes actes ; je pense que j’aurais mis en danger l’équilibre familial s’ils n’étaient pas restés dans ce déni, cet aveuglement. La plupart des gens me stigmatisaient sans chercher plus loin. Et quand on voulait m’aider, je le vivais mal parce que les mots me blessaient. Seules les TDS ou mes amies ne me stigmatisaient pas, et ça formait une sorte de bulle de compréhension.

Au final le point commun entre tous, c’est que de toute façon, dès mes 15 ans, j’étais considérée comme consentante à 100 %, responsable de mes actes, sans circonstance atténuante comme je disais. Je suis devenue adulte du jour au lendemain. Déjà je n’ai pas eu une enfance dorée, et là, je portais en plus le silence autour du réseau, des amies, des copains, la responsabilité de mes passes. Je sais que les gens autour de moi se protégeaient, j’en ai parlé depuis à certains. Ce n’était pas imaginable pour eux, une ado de 15 ans qui va se prostituer et qui subit des violences. Il y avait un côté aussi où ça remettait complètement en cause l’éducation que j’étais supposée avoir reçue ; mes parents donnaient une image lisse, et moi, je n’entrais pas dans les critères. Ma mère se démenait tant pour cette image de famille idéale que les personnes qui ont appris ce que je faisais se sont retrouvées prises entre deux feux ; la seule possibilité pour eux, c’était de croire que, malgré la bonne éducation que j’avais reçue, j’avais choisi, j’étais entièrement responsable et consentante, libre. Ainsi, je correspondais à leurs schémas. Et c’était facile pour eux d’en rester convaincus : j’étais hypersexualisée, je montrais dans les limites du raisonnable que je gagnais de l’argent, la vraie pute quoi. 

Céline : Qu’est-ce que tu aurais aimé entendre du coup ? ça aurait été quoi l’idéal pour toi, pour t’aider à ce moment-là ? 

Lotis : Ce qui m’a posé problème, c’était que j’avais deux vies bien distinctes et qu’elles ne devaient pas se superposer. Mais si ça arrivait, eh bien je me sentais obligée de mentir, d’en faire des tonnes, et c’était douloureux pour moi. Comme je te l’ai dit, j’avais toujours le sentiment de devoir quelque chose à mon réseau d’origine, j’avais cette loyauté envers eux et je ne voulais pas rompre les liens… ça peut paraître aberrant de l’extérieur, ce conflit. Surtout ma famille était devenue aisée, je n’avais pas besoin de me prostituer pour vivre, et je traînais cette culpabilité aussi, la honte, devoir me cacher… Tout un tas de sentiments mélangés auxquels on ne comprend rien, d’autant plus quand on est ado. Ce que j’aurais aimé recevoir avant tout, c’était de la compréhension là-dessus, sur ces mécanismes de loyauté envers mes proxénètes d’origine, ce mélange de sentiments, et un éclairage. Pas de conseils, les conseils, ils n’étaient pas applicables à mon avis, mais un éclairage. Évidemment pas de jugement non plus, j’étais jugée dès que je marchais dans la rue… Si quelqu’un me disait à cette époque : « tu as l’air d’aller mal » sur le mode affirmatif, ça pouvait m’anéantir ou me rendre agressive, je me sentais poussée dans mes retranchements. Des questions qui pouvaient être anodines en revanche, j’étais capable de m’épancher un peu, je m’en voulais d’ailleurs énormément ensuite. Je pense qu’avec un éclairage supplémentaire sur cette culpabilité, cette loyauté envers mes proxénètes d’origine, je m’en serais moins voulu. Et d’autre part, j’avais besoin de prendre l’air, de m’évader de mes deux vies d’ailleurs. Je surréagissais au moindre compliment sur mes qualités littéraires, artistiques, mais j’en avais tellement besoin, de me dire que je pouvais avoir une valeur autre, des qualités autres, en dehors de mon univers d’escort. J’aurais aimé qu’on m’ouvre d’autres perspectives d’avenir, tu vois. Qu’on me montre que j’étais capable de faire autre chose. Mais quand on est pute, on le reste, et même longtemps aux yeux des gens. J’ai compris assez tard qu’il aurait fallu crever l’abcès dans ma famille, avec mes proches plus tôt et d’une autre façon qu’en écrivant des livres avec une dose de romanesque. Écrire m’a sauvé, mais les livres laissent le choix : on peut les lire ou pas. En réalité, c’est la société qui permet ce genre de contextes ; il aurait fallu que mes parents se souviennent de leur responsabilité vis-à-vis de moi. Je pense que sans thérapie familiale, c’était de toute façon sans issue pour moi, j’étais condamnée à rester longtemps dans ce rôle de la pute et sans soutien. C’est ce qui m’a fait défaut, une démarche de l’extérieur vers moi, quelque chose qui aurait pu briser ma carapace, peut-être même remettre en question les liens forts que j’avais avec mon réseau d’origine, mes proxénètes et l’ensemble de ce milieu. Tu parles dans ton introduction de proches qui veulent aider, dans ma situation, j’étais invisible pour mes proches, ce que je faisais les dépassait, donc ils avaient presque mis une croix sur moi. Je le sentais, j’étais mise à part par mon entourage d’avant. Je ne pouvais simplement pas aller vers eux, les autres, les gens « normaux », c’était un frein.

Céline : Y a-t-il d’autres freins justement que tu as pu identifier dans ta prise de parole, mais aussi pour t’en sortir (consulter un psy par exemple) ? On avait déjà parlé ensemble du rôle victime/recruteuse, est ce que ça a été ton cas ce double rôle et du coup est-ce que ça a pu être un frein ? 

Lotis : J’aurais pu recruter à mon tour, c’est sûr. J’en ai conscience. C’était le fonctionnement normal de mon réseau, et ça m’aurait semblé totalement naturel, d’aider une autre fille à avoir de l’argent, à s’émanciper. C’était les discours qu’on nous servait, on nous aidait, nous allions rencontrer des gens importants, réussir nos vies par ce travail, et l’importance de ne pas être isolée aussi. Et je constate aujourd’hui le même fonctionnement entre ados. Je pense que c’est assez commun. Presque toutes mes amies qui travaillaient pour le réseau ont recruté, j’ai moi-même été recrutée de cette façon. Je ne voyais pas la prostitution comme quelque chose de mal puisque ça allait m’apporter de l’argent et que ça pouvait m’aider à rencontrer des gens importants. Une fois que la fille est recrutée, le piège se referme vite parce que les proxénètes agissent vite. Je l’ai vu plusieurs fois justement par le biais de mes amies du réseau. Mais il y a aussi eu des filles qui ont refusé tout net, qui ont évité le recrutement, elles nous fuyaient ensuite, et pour mes amies, ça faisait partie des aléas. Ça n’avait pas marché, cette fille s’était montrée méfiante, la recruteuse passait à autre chose. De mon côté, d’avoir su que des filles avaient eu la capacité, la force de ne pas se laisser embobiner, ça a renforcé ma culpabilité, je me suis dit : « Eh bien voilà, tu étais libre de refuser, tu as été naïve ». J’imagine assez bien que si j’avais recruté quelqu’un, ça aurait été un argument de plus pour cultiver cette culpabilité. Les proxénètes encensaient les recruteuses, elles pouvaient avoir des avantages sur le choix de leurs clients, un cadeau si la personne recrutée correspondait à leurs attentes… elles pouvaient même devenir des sortes de managers, plus proches des proxénètes que des prostituées. Il y avait une sorte de hiérarchie où le fait de recruter était valorisé. Les amies qui ont recruté d’autres personnes ne l’ont pas toutes bien vécu pour autant. Le lien de loyauté envers le réseau en ressort plus ténu, les proxénètes ont encore plus d’emprise (puisque quand tu as recruté, tu fais partie des leurs…) Souvent je me dis que j’ai eu de la chance sur ce point. Je n’ai pas été tentée par le statut de recruteuse, je me débattais déjà avec ma culpabilité. Ça me stoppait net dans ces intentions-là. Et j’étais d’une maladresse, en tout cas, je le pensais, je ne me voyais pas essayer de manipuler quelqu’un, même pour son bien supposé. C’était quelque chose qui me faisait peur aussi, d’avoir de l’influence sur une autre fille de mon âge. Mes amies pensaient que j’étais nulle là-dessus, et tant mieux au final. 

Le problème avec le fait d’avoir été recrutée ou d’avoir recruté, c’est qu’on se sent forcément coupable, et la culpabilité ne s’envole pas comme ça. J’imagine que quand la personne que tu as recrutée subit des violences, ce ne doit pas être facile de se débrouiller avec ça. Or, ceux qui parlent à tort et à travers des réseaux de prostitution de mineures oublient simplement qu’il y a des recruteurs, des recruteuses qui ont le même âge et qui se prostituent aussi. On ne peut pas trancher sur ces recruteurs ados en les étiquetant mauvaises victimes ; eux aussi, elles aussi prennent des coups et subissent les violences des proxénètes. En plus, ils ne correspondent pas à l’image qu’on se fait de la bonne victime, ils doivent traîner cette culpabilité supplémentaire longtemps. Ce sera d’autant plus difficile dans ce cas de figure de dénoncer leur proxénète, d’aller en justice ou que sais-je. Quant à l’accompagnement qu’on propose aux victimes des réseaux ou des proxénètes qui parlent, je me demande s’il tient compte de cette réalité. Je dirais qu’il y a beaucoup de déni sur ce point ; il faut être soit victime, soit coupable pour rentrer dans les normes. Si j’avais recruté à mon tour, ça aurait été un frein pour moi sur le plan psychologique, ça m’aurait sûrement empêtrée plus encore dans mes schémas et je ne serais pas en train de te répondre. 

Dans ma situation, il n’y avait pas d’amalgame sur mon statut, je n’étais pas recruteuse. Pour autant, je reviens dessus, le principal frein c’était ma culpabilité parce que je ne pouvais pas, je ne voulais pas trahir le réseau et j’avais honte de me prostituer. Il y avait un point essentiel aussi, sur lequel jouaient mes proxénètes, c’était mon train de vie. Je n’avais pas besoin de me prostituer pour vivre, ce n’était pas la misère qui m’y poussait, mais mon égocentrisme et le fait que je voulais maintenir mon train de vie. Tout cela faisait que j’étais ferrée, pardonne-moi l’expression, mais c’était plus qu’un frein : j’étais redevable et je ne pouvais pas être accessible à une aide. 

Céline : J’entends comme un sentiment d’illégitimité à recevoir de l’aide. Par tout ce qu’on t’a dit, ce qu’on t’a fait comprendre, on sous-entendait que toi tu n’étais pas légitime à être aidée, parce que pas une vraie victime en fait. Ou en tout cas pas la bonne victime, encore une fois. 

Ca m’intéresserait de savoir comment au final tu vois la question du soin psy dans un contexte de prostitution ? 

Lotis : Pas de légitimité, c’est vrai, dans la mesure aussi où ces réseaux auxquels j’appartenais, tout le monde savait qu’ils existaient, mais ils étaient tabous. Je ne pense pas que le soin psy suffise en lui-même à régler une situation de prostitution d’un ou d’une mineure ou à en finir avec l’influence des proxénètes. C’est le tissu social qui est responsable, la capacité de déni de la société et des individus face à ces situations. C’est encore très actuel ; ici à la frontière suisse, les jeunes filles n’ont pas forcément besoin de se cacher, pour autant, elles sont difficiles à repérer. Il y a des situations que j’ai vécues qu’on me rapporte parfois, le déni de l’entourage, de la famille, des proches, des profs, le mépris de certains envers la personne qui se prostitue, même si c’est un ado… Et ça, ce n’est pas accessible au soin psy, ce n’est pas l’ado qui choisit d’être stigmatisé. De la même façon, la stigmatisation en France commence par le fait de dire : « c’est une victime ». Or même pour une jeune fille qui a un proxénète, c’est illusoire de penser qu’elle va l’envoyer valdinguer si on lui explique que la prostitution, c’est mal, et qu’elle est une victime. Peut-être qu’un jour, elle pourra réaliser qu’elle a été victime, peut-être pas, en tout cas, elle a son expertise sur sa situation, et personne n’a le droit de le lui enlever sous prétexte de l’aider. 

Dans un monde idéal, il aurait fallu intervenir, il faudrait intervenir avant les violences (parce qu’avec un proxénète, il y a toujours des violences), mais dans les deux pays que je connais le mieux, il n’y a pas d’idéal. Le soin psy envers la seule personne concernée, soit une ado qui a des proxénètes, c’est un coup d’épée dans l’eau à mon avis. Ce n’est jamais par hasard qu’un proxénète parvient à te manipuler, il y a un contexte sous-jacent, l’histoire familiale, les violences dans l’enfance… La famille se voile souvent la face, et la mise en place d’une forme de thérapie familiale, même une séance, devrait être incluse dans les accompagnements à apporter aux mineures dans cette situation.

S’il y a un soin psy pour la personne concernée, à mon sens, il devrait porter sur les violences subies, tu vois, sur les traumatismes, pas sur l’image, la représentation qu’on se fait d’un ado qui se prostitue. Aucune histoire n’est la même, aucun traumatisme non plus. Il y a des clients qui ne sont pas traumatisants, des proxénètes qui peuvent être de fins manipulateurs, mais doux par ailleurs, enfin, chaque personne a son expérience propre. Vraiment, pour réussir la thérapie, pour détricoter l’influence des proxénètes, je pense que c’est essentiel de s’éloigner de la « victime » pour entendre la personne, et laisser la victime de côté tant qu’elle ne le souhaite pas, si elle ne s’y reconnaît pas.

La France est abolitionniste, mais ce n’est pas le cas en Suisse, mon autre pays. Je pense que le jugement prostituées égales victimes est beaucoup plus marqué en France y compris dans le soin psy. Il y a donc des répercussions de la politique dans cette vision, prostituée égale victime. Des associations et des personnalités sont entrées en France dans une sorte de surenchère, c’est à qui aura le discours le plus stigmatisant tout en prétendant œuvrer pour les « victimes de la prostitution ». Ce climat est absolument malsain ; il ne protège ni les victimes des proxénètes ni les TDS qui se vivent comme tels. Il existe bien des accueils pour les victimes mineures, mais ils sont rares et j’ai bien peur qu’ils ne soient stigmatisants sur le long terme pour les ados accueillies. C’est déjà compliqué d’avoir été pute si jeune, le regard des gens… J’ose espérer qu’on ne colle pas cette étiquette de victime sans évaluer les conséquences éventuelles sur l’équilibre futur de l’ado, ou sans tenir compte de son rythme.

Céline : Oui, passer de suite par l’aspect victime de prostitution peut au contraire faire fuir la personne. Il vaut mieux laisser dans un premier temps la victime de prostitution/de proxénètes de côté et se concentrer sur tout ce qu’elle a pu vivre avant qui l’ont amené dans la prostitution, mais aussi ce qu’elle y trouve là dans ce contexte de prostitution. C’est moins frontal selon moi, aussi. Parce que je suis d’accord avec toi, on ne rentre pas dans la prostitution sans raison, sans contexte. ça s’inscrit aussi dans quelque chose. On y trouve quelque chose. Tu parlais plus tôt justement de l’aspect famille par exemple. 

Lotis : Déjà comme je te disais, à mon avis, partir sur l’idée : victime de prostitution, c’est un amalgame vertueux. Travailler sur ce qui a amené la personne dans cette situation et surtout sur le contexte traumatique, c’est-à-dire les violences réelles qu’a rencontrés la personne sans a priori, là, oui, on est d’accord, c’est une base de construction, de reconstruction. On trouve quelque chose dans la prostitution, oui, mais ça peut s’arrêter au fait d’avoir les moyens de faire telle ou telle activité, d’acheter tel ou tel truc, il n’y pas forcément de motivation autre. L’aspect familial dans mon réseau provenait certainement du fait qu’il y avait des figures de patriarches parmi mes proxénètes. Évidemment, ils en jouaient, et il y avait une emprise. C’était foncièrement des manipulateurs et des agresseurs, donc je pense qu’ils savaient comment faire miroiter cette ambiance familiale, ou comment se servir aussi de ce besoin de reconnaissance qu’ont les victimes de pédophilie, de violences dans l’enfance, par exemple. Et puis les proxénètes, ce n’est pas inscrit sur eux, certains sont très insérés socialement, ils ont la maîtrise de la situation. Donc ça comble le besoin de reconnaissance, ça donne une impression de protection aussi. En parallèle, un effet groupe se crée ou est créé entre les filles, le fait de se soutenir, c’est s’entraîner, comme toutes les filles de cet âge. De la cohésion, ça tourne vite à la surenchère. On en revient somme toute au soutien, et c’est ce que j’ai cru trouver personnellement. 

Céline : Est-ce que tu avais consulté sur ça à l’époque ? Ou après ? Et comment ça a été abordé ?

Lotis : Consulter non, pas vraiment. J’ai été voir un psychiatre une fois pour une ordonnance pour des antidépresseurs, vers 17 ans. Je ne me souviens plus de ce que je lui ai dit, mais j’en suis ressortie atterrée et avec l’idée fixe que je cherchais les ennuis, que tout était de ma faute, que j’étais responsable. Et ensuite, j’ai fait plusieurs psychothérapies, une qui s’est très bien passée, et une que j’ai arrêté parce que c’était irrespirable, justement, le fait de me voir en victime (c’était moins d’une dizaine d’années après, et je n’étais pas prête), le fait de me rendre compte que j’avais toujours été soumise, c’était une catastrophe. Ma psy pouvait être assez directe, ça m’allait jusque-là. Dans ce cas, je crois qu’elle avait abordé le sujet par le versant soumission et j’étais débordée par ce sentiment de ne jamais avoir eu mon mot à dire. Je l’ai beaucoup remâché, je suis retournée la voir plus tard, c’était plus facile. Petit à petit, je me rendais compte de ce que j’avais vécu. Mais il y a toujours eu une certaine violence à se retrouver devant ce miroir déformant, « moi victime », alors que j’avais cette image qui me collait encore à la peau, j’avais été pute, et j’avais choisi. En plus, à ce moment-là, mon entourage et ma famille me renvoyaient encore à leurs clichés sur moi, sur cette partie de ma vie, j’étais coincée. Le chemin était long pour se dire que ce réseau était un piège, que le fait d’avoir été escort pour eux avait fait de moi une de leurs victimes, et la culpabilité que je ressentais était encore lourde. Et puis dans les termes soumise ou victime, il y a une part de jugement, c’est ce que j’ai ressenti sur l’instant. Ça me renvoyait obligatoirement à ma naïveté par rapport à mes proxénètes ou aux personnes qui m’avaient recrutée. Je suis revenue au fait d’avoir été faible. Les faiblesses, c’est une problématique complexe quand on a été dans un milieu qui les exploite.  

Céline : Ce serait quoi selon toi les faux pas dans le soin ? Ce que tu aurais souhaité ou que tu penses judicieux du point de vue du patient ? 

Lotis : De la part de la psy dont je parle, c’est très simple, pour moi, son faux pas a été d’une part d’être directe sur les sujets soumission/victime, et d’autre part de sous-estimer le poids du regard des autres sur cette période de ma vie. La stigmatisation des personnes qui se prostituent, qui se sont prostituées, qu’elles soient TDS ou victimes de proxénètes est très implantée et constitue à elle seule un long sujet d’analyse. Donc déjà, il faudrait qu’un psy qui est confronté à une patiente comme moi ait une idée de comment ça se passe quand on entre ado au service de proxénètes, sans les clichés véhiculés en ce moment en France par certaines associations. Si le psy part du principe qu’une victime doit faire ci et ça, ne pas recruter d’autres ados, se comporter de telle façon face aux violences, s’il y a la moindre impression de jugement, c’est une thérapie qui sera un échec, voire qui peut donner envie à la personne de retourner dans le giron du réseau. Ça m’est arrivé lors d’une séance avec cette psy, de ne pas supporter ce qu’elle insinuait au point où j’aurais voulu avaler une boîte de médicaments, juste pour m’échapper. J’étais hors d’atteinte de mon ancien réseau, mais j’imagine ce que ça aurait donné si j’avais encore eu des contacts avec eux. Les clichés sur les ados qui se prostituent sont pesants, il faut que le psy soit au clair sur ces clichés, et j’ai envie de dire, la psychothérapie, les questions ne doivent pas être trop frontales. Surtout lorsque la loyauté envers les amies, le réseau, le proxénète n’est pas éteinte. Il y a un calcul de risques à faire qui peut ressembler à celui d’un contexte de violences conjugales, c’est délicat. Ce calcul doit porter sur ce qui se passerait si l’équilibre était rompu. L’équilibre maintenu, c’est l’image qu’on a de nous-mêmes dans ces situations, et l’image que nous renvoient les autres. Cette image, son impact autour de nous, c’est une pièce fondamentale, si elle se fissure sans que l’on ait des soutiens, tout peut s’effondrer. Cette image, elle peut aussi être constituée par le refus qu’on est victime de violences, par exemple, ou par le fait d’être persuadé que les violences sont de notre faute ou la conséquence de nos comportements. Et là, dans les violences, j’inclus aussi la stigmatisation qu’on ressent dans les comportements de nos proches. Il n’y a pas de formule magique pour un accompagnement de ce type ; tenir compte de la pression de la société sur quiconque se prostitue, ce serait déjà un grand pas en avant. Et pour finir, ne pas nier non plus, en tant que psy, l’influence de la société sur sa vision personnelle de ces situations, parfois ses préjugés et sa subjectivité en la matière. Quand on s’est prostitué, je pense qu’on ressent très fort les préjugés, on est à même d’y réagir très fort en tout cas. 

Céline : Ton regard a-t-il évolué entre la période où tu étais dans le réseau et maintenant que tu en es complètement sortie ? De quelle façon ? 

Lotis : J’ai vieilli, donc oui, évidemment, mon regard a évolué. Je me rends compte bien sûr qu’à 15 ans, je n’étais pas mature, j’étais une gamine et je n’avais pas les armes pour empêcher ce qui m’est arrivé. Tous les mécanismes de manipulation qu’ils ont pu utiliser sur moi, même sur mes amies, sont beaucoup plus clairs à mon âge qu’à cette époque. J’ai plus d’empathie envers cette gosse de 15 ans que j’ai été, parce que j’ai une vision plus objective. C’est une question de recul. 

Il y a eu des années difficiles par rapport aux regards des autres ; j’ai traîné longtemps une mauvaise réputation. Les gens ne sont pas amnésiques, et c’est dommage ! J’avais du mal à me retrouver, moi dans tout ça. Et j’ai traversé globalement trois périodes depuis : une où je refusais le terme de victime, une où, au contraire, j’avais besoin de ce terme, comme si je courais après cette reconnaissance, comme si je voulais démontrer à mes proches que ça n’avait pas été de ma faute. Aujourd’hui, je suis plus sereine par rapport à ça, à mon statut de victime, en fait, ce n’est plus primordial. Je n’ai rien à prouver par rapport à ce qui est arrivé, c’est arrivé, la faute à pas de chance. Je ne suis pas non plus dans le déni, j’ai été victime d’un réseau ; je vis avec le fait que j’ai eu des proxénètes, qu’ils pouvaient se montrer violents. Mais j’ai conscience aussi que ce n’est pas le cas de toutes les personnes qui se prostituent. 

Le grand public en France ne fait pas la différence entre un ou une mineure qui se prostitue et un ou une TDS adulte. Pourtant, je peux t’assurer que les techniques de recrutement que les proxénètes emploient sur une mineure n’ont rien à voir avec ce qui motive les adultes. Ce sont deux systèmes de pensée différents qui peuvent être amenés à se côtoyer, rien de plus. Je pense qu’il faudrait pouvoir recadrer le débat et tenir compte de ces nuances de taille pour définir une véritable stratégie de protection des mineures. Mais l’amalgame a toujours été facile, comme le fait de déresponsabiliser la société qui permet ces situations. Aujourd’hui on parle de l’effet Zahia, avant c’était la sexualisation, les films… C’est assez déstabilisant de constater que rien n’a changé. Lorsque j’entends les témoignages actuels qui sont si proches de ce que j’ai vécu, c’est glaçant. J’aurais aimé pouvoir empêcher que ça arrive encore en 2023, qu’on puisse être recruté comme ça, avec les mêmes ficelles, par des proxénètes. Mais ce n’est pas de mon ressort ; la prostitution des mineurs existe depuis longtemps, les réseaux aussi, et ils se renouvèlent toujours. Quant aux victimes de ces réseaux, elles ne suivent pas toutes la même route. Certaines deviennent TDS indépendante, d’autres retrouvent une « vie normale » et ne veulent plus entendre parler de cet épisode, la plupart en tout cas cachent cette partie de leur vie, pour une raison facile à deviner, il reste toujours la peur de la stigmatisation, longtemps après celle des proxénètes. Statistiquement, tes collègues et toi avez souvent l’occasion de rencontrer des personnes qui ont été victimes et qui ne vont pas forcément le dire d’emblée dans la thérapie. 

Céline : Oui, comme tu l’as mentionné à plusieurs reprises, la honte qui est souvent associée aux faits subis vient entraver la parole. Il y a souvent besoin d’un espace contenant et sécure, qui peut prendre plus ou moins de temps à se mettre en place selon les personnes, pour évoquer des faits dont la personne a été victime. C’est un processus qui demande du temps et c‘est totalement compréhensible. 

Merci en tout cas d’avoir de nouveau partagé un bout de ta vie et de ton vécu, et pour tous ces éclaircissements et cette matière à penser. 

Lotis a publié la trilogie Fleurs des nuits qui retrace sous forme de roman l’entrée dans un réseau de prostitution des mineurs, ce qui s’y est joue et comment le personnage principal Cassandre a pu traverser cette période. Chacun de ces livres donne un éclairage sur ce milieu et ses rouages, mais nous permet aussi une plongée dans l’âme humaine ; sous sa forme la plus noire mais également sous sa forme la plus lumineuse, à travers différents personnages. Si vous souhaitez vous lancer dans cette trilogie vous pouvez la retrouver ici.