Les violences sexuelles provoquent de terribles impacts sur la vie de celles/ceux qui en sont victimes. Ces impacts, qui vont très au-delà du moment de l’agression, sont pérennisés et même cultivés par l’injonction au silence des victimes. Entre déni, jugement et indifférence, la réponse familiale et/ou plus largement sociale/sociétale à l’agression va très souvent amplifier les conséquences de cette dernière. Les victimes découvrent au moment où elles en ont le plus besoin une société qui refuse de voir la part d’ombre qui l’habite. Qui n’est pas aussi éprise de justice qu’elle le prétend au travers de ses lois. Ce qui provoque en elles un sentiment d’isolement aussi brutal qu’immense. En ce sens, les violences sexuelles sont, sauf dans de très rares cas, synonymes de double peine.
Lors d’une agression sexuelle, dans la très grande majorité des cas, la personne victime subit une sidération. Incapacité de réagir, de crier, de bouger… Cet état de paralysie psychique est dû à l’impossibilité de remédier à la violence qui s’abat sur soi, au non-sens de la situation, à son impasse. C’est insensé, impensable, ingérable, insoluble. Face à la terreur le cerveau est saturé par l’hormone du stresse qui inhibe ses fonctions supérieures, siège du raisonnement. La victime devient un pantin utilisable à sa guise et c’est exactement ce que cherche l’agresseur dans sa stratégie très construite d’emprise. Il n’agit pas par pulsion, mais bien dans une démarche d’isolement, de surprise — il tend un piège — pour plonger sa cible dans un état de sidération complet. Autrement dit de malléabilité totale. L’agresseur aura alors atteint son but ; jouir du sentiment de toute-puissance en exerçant toute son inhumanité.
Un tel état de sidération provoquerait la mort de la personne qui la subit s’il venait à durer trop longtemps. Le cortisol et l’adrénaline étant mortels à haute dose. C’est pourquoi il existe un mécanisme cérébral de défense, la dissociation, qui va isoler l’amygdale, siège notamment de la peur, du reste du cerveau. Ainsi, une fois dissociée, la victime ne ressent plus rien même si l’agression continue. Un état d’anesthésie émotionnelle qui la détache complètement de ce qui se passe. Le rapport émotionnel au monde disparaît pour laisser place, au vide, à une indifférence totale. Seulement, si ce mécanisme dissociatif permet de survivre à l’horreur de l’agression, ses contrecoûts sont très lourds.
En effet, après l’agression la personne victime va osciller entre des moments de dissociation complète (de vide) et des reviviscences traumatiques qui vont lui faire revivre l’horreur de l’agression à l’identique. C’est le cercle infernal de la mémoire traumatique. Pour tenter de contenir ces explosions traumatiques, des stratégies de survie apparaissent (faute de traitement et d’écoute) ; isolement social, scarifications, conduites addictives, prises de risque en tout genre, conduites sexuelles à risque, tout cela ayant pour seul but de provoquer de nouveau l’état dissociatif ; se couper de l’immense douleur du traumatisme qui se réactualise sans cesse tant qu’il n’est pas traité. La moindre situation symboliquement analogue, une personne qui ressemblerait à l’agresseur, un bruit surprenant, une odeur particulière, etc. peuvent instantanément replonger la victime dans sa mémoire traumatique.
Le rapport à soi devient aussi très compliqué. Sentiment de culpabilité, de ne s’être pas défendu (à cause de l’incompréhension du mécanisme de sidération et de dissociation). Internalisation des paroles perverses de l’agresseur ; « tu l’as bien cherché », « tu aimes ça », « tu m’as provoqué », « tu ne vaux rien », qui bâtit un sentiment de ne rien valoir, de honte, de ne rien mériter, d’imposture dans les réussites. La victime peut même se penser perverse à cause de l’identification à l’agresseur.
Elle sent et ressent qu’elle ne mérite pas/plus sa place dans le monde et que, par conséquent, elle ne mérite pas d’être traitée en tant qu’être humain. La porte à l’emprise pour les prochains agresseurs est grande ouverte, si elle ne l’était pas déjà précédemment. Tous ces troubles psychologiques et identitaires qui sont la conséquence adaptée des violences ne vont malheureusement pas être perçus comme tels par l’entourage ou le milieu social en général.
En effet, très souvent on va reprocher aux victimes les conséquences de leurs troubles, perpétuant ainsi l’agression ; « tu ne te bouges pas assez », « arrête de ressasser », « passe à autre chose », « tu es faible de caractère » « pourquoi tu n’assumes pas ? » «Il fallait se défendre », « il ne fallait pas provoquer », et autres phrases assassines…
Si ces paroles sont assassines, c’est parce qu’elles valident non seulement le retournement de sens pervers mis en place par l’agresseur, mais surtout elles violent le sens plus intime, celui de l’individu. Elles transforment les troubles issus des violences en caractéristiques de la personnalité. C’est la pire des violences. Une violence essentielle (au sens où l’on s’en prend à l’essence même de ce qu’est la personne). La victime se retrouve dans l’obligation de s’effacer existentiellement derrière un faux soi qui conviendra et cherchera toujours à convenir au bon vouloir des autres si cette dynamique funeste n’est pas brisée. L’aliénation déposée par l’agresseur au sein de la psyché de la victime se voit reconnaître socialement comme étant la personnalité de la victime qu’elle ronge… Absorbant encore plus l’individu victime dans un abyme de violence. L’isolement est existentiel. Le parcours pour s’en sortir devient alors incroyablement difficile, et les victimes qui arrivent tant bien que mal à continuer à vivre ne volent pas le qualificatif de survivantes.
Or pour s’extraire de toutes ces inversions de sens, c’est la singularité de la personne victime qu’il faut mettre ou remettre en avant. Rendre à l’agresseur toute sa perversité pour rendre à la victime toute sa personnalité. Et ceci ne peut se faire qu’en soulignant toutes les ruptures de sens qu’à provoquer l’agression chez la personne victime pour que cette dernière constate par elle-même qu’elle n’est pas ce que l’agresseur/les agresseurs ont voulu faire croire qu’elle est. Qu’elle est absolument singulière et que c’est par sa singularité retrouvée (ou trouvée pour la première fois) qu’elle entrera pleinement dans la vie.
D’ailleurs, tout le monde devrait faire ce travail de connaissance, de soi, d’approfondissement. Seulement, pour les victimes de violence, cela devient vital. Il n’y a plus le temps (et le luxe) de pouvoir être superficiel. Il y a urgence d’être soi !