Mon frère se voit retirer sa classe du jour au lendemain. Il est instituteur auprès d’enfants de six-huit ans. Nous nous interrogeons, ma sœur et moi, sur sa personnalité parfois violente et autodestructrice. Revient alors à ma sœur un aveu vieux de vingt ans, selon lequel il aurait fait des trucs louches sur moi dans l’enfance. Incrédule je me tourne vers mon mari : « La seule chose pour en avoir le cœur net c’est une séance d’hypnose ». Je ne crois pas une seconde à cette histoire. Inutile d’attendre, il peut aussi bien s’en charger personnellement.

Cette séance conduit à un flot inextinguible de larmes, à un visage déformé par la douleur. Mon mari l’interrompt aussitôt. Je décide de solliciter mon frère afin qu’il m’aide à élucider cette souffrance. Suite au mail que je lui adresse, il me téléphone en panique. Nous nous fixons rendez-vous au lendemain soir.

 Au cours de cette soirée, nous partageons un repas, il y a de la chaleur, le sentiment pour l’un comme pour l’autre que nous nous délestons d’un fardeau. Il m’avoue avoir veillé la nuit pour trancher si oui ou non il dirait la vérité. Il se lance et me fait le récit d’une séance de jeu, un soir où ses hormones de garçon de treize ans l’embarquent. Il y est question de frottements, de pyjama laissé en place, de mon regard qui se voile et lui intime d’arrêter. Il n’en a jamais parlé à personne, je le crois. Par la suite il me demande pardon par mail. Fin de l’épisode, cette bonne blague est derrière moi.

 …à ceci près que durant trois années cette réalité ne cesse de s’imposer à moi. J’éprouve le besoin de partager ce vécu auprès de gens que ma toute nouvelle sensibilité me désigne. Je fais des lectures. Je poursuis mon travail artistique sur des rails où la sexualité tient une grande place. Surtout, la petite de fille de huit ans qui est en moi ne cesse de concevoir d’immenses chagrins dont l’entourage se lasse peu à peu.

 Il y a six mois, survient un nouvel épisode. Mon frère souffre d’une maladie au pénis (sic). Il en avise ses frère et sœurs par mail en nous recommandant le secret envers notre mère. S’ensuit une crise d’angoisse qu’une première psy m’aide à endiguer.

 J’en viens finalement à consulter pour une séance d’EMDR, auprès d’une deuxième psy qu’elle m’a recommandée. Ce procédé permet de recouvrer des bribes de mémoire. Au-delà, il « répare ». Je sors de la séance allégée, sereine. Le mot « viol » a été prononcé. Cette thérapeute voit défiler du monde. Mon corps, mes émotions… sont ceux d’une personne violée. Cela ne faisait pas de doute non plus pour la première psy.

 Alors c’est bon maintenant, t’as eu ce que tu voulais ? À plusieurs reprises durant ces quatre dernières années, en mon for intérieur ou devant témoin, je nourris l’illusion que je suis tirée d’affaire. Le mot « viol » est un gros caillou que j’enlève de ma chaussure. Les toutes premières révélations de mon frère était un mégalithe en comparaison. Les prochains seront de minuscules gravillons… N’empêche il y en aura toujours, je me suis fait une raison.

 Quarante ans après les faits, à quoi ça rime ? J’avais une jolie vie avant de savoir : une passion en guise d’activité, un gentil mari, deux enfants. Oui mais : des difficultés à affirmer cette passion, des failles. Oui mais : un mari ayant découvert bien après notre rencontre, l’inceste dans son propre environnement familial. Oui mais : des problèmes de santé inconnus au bataillon… Cette situation n’était sans doute pas tenable au long cours, donc c’était bien ! Ah oui vraiment ? Bien, ce statut de victime ? Bonnes, les larmes de mon corps ? En même temps tout ceci coïncide avec l’arrivée de la ménopause, des enfants adolescents… La vie a passé, il devient compliqué et artificiel de faire le tri.

 J’ai longtemps préservé mon intégrité physique et mentale, dans des rêveries adolescentes ne débouchant sur rien. J’ai été bonne élève, me suis abstenue du tabac et de l’alcool consommés dans la famille. J’ai découvert ma sexualité à vingt ans, en version double. Mon premier homme, et en même temps une femme avec qui j’ai développé une relation pendant dix ans. J’ai mis un temps infini à l’évoquer, quand bien même je parlais de confiance. J’en faisais un secret très lourd, aussi lourd que celui que masquait mon amnésie.

 Le bateau tangue de temps à autre mais jamais bien longtemps. En clair je suis rattrapée par des crises d’angoisse, sporadiques. Il me faut alors franchir une nouvelle étape. D’où le présent témoignage que j’ai souhaité produire pour étayer ma participation au groupe de paroles à venir. Tout ceci va me permettre d’entrer en relation avec d’autres personnes singulières, de porter mon regard vers des horizons lointains, au-delà d’une famille qui fait des efforts certes, mais pour qui la situation reste difficile à avaler. J’ai aussi perdu des amis dans la bataille, celles/ceux qui m’ont écoutée d’une oreille distraite, ou tenté de minimiser la chose, pensant bien faire. Pas sûre que j’aurais mieux accueilli cette parole à leur place, mais le décalage est intenable. 

 Infuser ce vécu à une échelle collective plus large, c’est respecter en moi l’adulte et l’enfant prisonnière du cachot de ses huit ans, les deux ensemble. Seule la parole peut instiller le doute, finir à long terme par dissuader ceux qui se croient autorisés à user de violence autour d’eux. J’ai fait mon miel des témoignages que j’ai lus sur ce site, j’espère rendre la pareille. Me mettre à mon ordinateur s’est avéré très douloureux, mais je m’en trouve soulagée… pour un bon moment.

 

Marianne