J’en suis pas encore tout à fait sûre, enfin presque (vous me direz). Je crois qu’à 15 ans, j’ai été… On m’a violée.

J’ai 54 ans. Ça fait 40 ans que je le sais. Sans savoir que je le sais. Sans savoir que c’était ça. Je cherchais ailleurs. Je cherchais quelque chose… Quelque chose de caché, d’occulté. Je m’inventais des scénarios possibles. Je savais bien que j’avais occulté. Mais je ne voyais pas que c’était ça.

Dingue le cerveau!

Aujourd’hui, en divaguant sur un réseau social, je tombe sur une « connerie » de plus. Une fille de télé (journaliste? Animatrice? Actrice?), elle raconte qu’elle (aussi) s’est fait violée—— à 13 ans. Elle dit que sa tête est sortie de son corps. Elle dit que tout lui est revenu à la vue d’une photo. Une photo d’elle à 13 ans, tombée d’un album.

Mal au ventre. Il se tord. Ma gorge se serre. Les larmes montent. ET… Je comprends. Je comprends que la question que je me pose depuis des années, des décennies , je comprends que j’en connais la réponse… Depuis… Le jour où c’est arrivé.

J’ai 15 ans. Je suis chez ma copine V… . Elle habite un petit appartement dans une résidence proprette de Meudon. Elle vit seule avec son père. Son père, il est jamais là. Il bosse à la Maison de la Radio. Il bosse tout le temps, la nuit, le jour… Voilà, donc on fait tout, n’importe quoi. On vit comme si on était grande. On vit comme si on était libre.

Ma copine V…, comme y’a personne pour s’occuper d’elle, pour lui donner de l’amour, elle court après toutes formes de démonstrations affectives. Elle nous met constamment en danger. Elle allume tout ce qui bouge — les garçons de notre âge – les autres aussi.

À 15 ans, inconsciente du danger, on ne sait pas que les prédateurs sont partout.

V… , elle a un besoin pathologique d’attention. Sa mère n’en a rien à foutre. Elle n’en a jamais eu rien à foutre. Elle s’est tirée dès que possible en laissant derrière elle sa toute petite fille avec son père aimant, mais débordé. Son métier le retient souvent loin de la maison. Il fait ce qu’il peut. Quand il rentre, c’est la fête! Grosses bouffes, câlins, cadeaux, rigolades… Moi, vu de l’extérieur, je trouve ça génial!

Qu’est-ce que je fous là, moi? Je suis tout le temps là! Le week-end, pendant les vacances scolaires… Dès que c’est possible!

Mes parents m’ arrachent à la vie parisienne dans laquelle je commence à mordre à pleines dents, à l’aube de mes 14 ans. Ils m’ emmènent vivre à 50 kilomètres de Paris, au milieu des champs, loin de tout, loin de mes amis, loin de mon amour tout neuf. Mes frères et sœurs plus âgés sont restés à Paris ( les veinards!). Je passe d’une vie de famille nombreuse parisienne, à une vie d’enfant unique au fin fond de la campagne! Pas de transports en commun, pas de mob (sic). Finie l’indépendance! Terminée ma vie naissante de jeune citadine !

Les relations avec ma mère se détériorent à vitesse grande V. On s’engueule. On se hurle dessus. On en arrive même à se battre, parfois. Les portes de la maison familiale gardent les stigmates de nos engueulades. Elles sont défoncées par mes coups de pieds rageurs. Je suis prisonnière ! Chaque fois que je demande à être accompagnée au RER pour retrouver mes copains, pour retrouver D… (mon petit ami) à Paris, j’essuie un refus. Chaque week-end débute par de longues négociations stériles. Je finis par ne plus demander. Le samedi, après le déjeuner, je laisse de la musique dans ma chambre. Je passe tranquillement par une fenêtre et je fais du stop jusqu’à la gare la plus proche (11kilomètres). Je disparais pour réapparaître le dimanche soir. Je n’ai jamais senti de réelle angoisse de la part de mes parents. On ne m’a jamais fait de réelles remontrances non plus ?! Ni mis au point de solution pour que cela s’arrête…

Les rapports avec ma mère n’ont jamais été … simples. Dénués de chaleur, de marque d’affection, entachés par le poids de la culpabilité. La culpabilité d’être née fille? J’aurais dû m’appeler Marc! Je m’ identifie à mon père tout le long de ma petite enfance. Je marche les mains enfoncées dans mes poches de pantalons en sifflotant du Mozart, comme lui! La seule chose qui me fait envie chez les filles, c’est leurs longs cheveux qu’elles renvoient en arrière d’un coup de tête expérimenté. Ça me fascine ! Moi, j’ai les cheveux courts. Ma mère dit qu’ils sont trop fins. Elle me les fait couper régulièrement, dès que mes petites mèches commencent à descendre autour de mon visage, à descendre le long de ma nuque. Mon rêve à moi, c’est de les sentir sur la peau de mes joues, sur mon cou, dans mon dos ! C’est sûrement le début d’une mode, mais ça l’ arrange bien ma mère. Elle semble vouloir nous soustraire mes sœurs et moi de toute forme de féminité. Ça me va bien moi, mes pantalons, mes cheveux courts. On me prend pour un petit garçon. Je suis contente.

L’ été de mes 10 ans, alors que j’ai l’habitude de courir en culotte de maillot de bain dans les rues de Collioure, mes seins commencent à pointer. Ma mère commence à lancer ses « houlala », onomatopée, qu’ à l’avenir, elle va systématiquement lâcher à la vue de ma poitrine. Ce premier « houlala » exprime la contrariété infligée par mes seins à vouloir se manifester si prématurément.

Je ne sais pas si c’est par effet rebond… Je les prends en grippe mes seins. Fini de se faire passer pour un garçon. Affublée de mon haut de maillot qui me serre, me gratte, je cherche à faire disparaitre cette poitrine naissante à coups de glaçons appliqués plusieurs fois par jour. Recette conseillée par une copine dont la mère hyper féminine n’encourage pas plus que la mienne, sa fille à s’épanouir.

Si je m’étends beaucoup sur l’histoire de mes seins, c’est qu’ils tiennent une place déterminante dans ma future vie sexuelle.

Et je grandis. Et mes seins poussent. À 12 ans, alors que j’ai déjà une bonne poitrine, je n’ai toujours pas digéré la métamorphose. Je ne porte pas encore de soutien-gorge. Si! Pour faire du poney, par-dessus un tee-shirt. Et je m’en débarrasse au plus vite ! Ma mère continue ses « houlala » quand elle m’aperçoit nue.

À 14 ans, mes mamelles ont atteint une taille démesurée. Les « houlala » redoublent. Ma mère a l’air dégoutée à chaque séance de shopping-sous-vêtements. Elle s’évertue à me les acheter trop petits (malgré les essayages). Emprisonnés dans des bonnets trop étroits, mes seins débordent et forment d’horribles bosses sous mes vêtements.

L ‘idéal féminin de l’époque est aux formes enfantines, aux silhouettes androgynes. Moi, ça déborde de partout ! Les hommes ne me regardent plus dans les yeux. Leur regard est irrésistiblement attiré par ma poitrine. Mes déplacements sont ponctués de regards lourds, de réflexions obscènes, de gestes déplacés. Il y a des satyres, des exhibitionnistes à tous les coins de rue!

Un monde inimaginable, invisible si on n’a pas 14 ans et de gros seins!

Cet été-là, celui de mes 14 ans, celui du déménagement, mes parents très occupés, m’envoient 15 jours en colo. J’y découvre l’amour dans les yeux de D… Il sera, sans le savoir, le témoin aveugle des années embrumées qui vont suivre. À mon retour de colo, je n’habite plus Paris (D… Si…). Je rentre dans une maison inconnue, la boule au ventre. Ma main sur la poignée de la porte d’entrée, le téléphone sonne. C’est lui. Je lui manque. Il me manque … déjà .

Pour la suite de l’été, on m’envoie à Collioure chez des amis de mes parents qui ont un fils de mon âge. A…, le père, est un haut fonctionnaire (un DSK en puissance!). S’installe alors une routine. Après le dîner, nous nous installons dans de confortables canapés pour boire le café. A… s’assoit systématiquement à côté de moi (on lui laisse gentiment la place). Il passe son bras autour de mon cou et glisse sa main dans mon soutien-gorge. La scène se répète tous les soirs, comme un rituel.

Je ne moufte pas.
Ni moi.
Ni sa femme.
Ni ses enfants (2 sont adultes).
Personne.

J’écris souvent à mes parents. Je ne dis rien, mais je me plains beaucoup. J’ai mal à la tête. J’ai mal au ventre…

Tout au long de ce séjour, je sens sur moi le regard lourd d’A… . Ici commence probablement la mise en place d’un système de sécurité pour me protéger… Mes souvenirs sont très flous. J’ai même quelques fois l’impression d’avoir tout inventé. Je ne saurais dire combien temps pouvaient durer ces scènes quotidiennes.

Sa femme, alors que j’ai emprunté un blue-jean à leur fils de mon âge, me dit que je suis dégoûtante. Une autre fois, elle me gifle pour une raison futile. Je ne comprends pas alors que l’hostilité qu’elle développe à mon égard est la réponse aux égarements de son mari. Elle ne m’a pas protégée. Leurs enfants adultes, non plus.

Je reste donc deux semaines sous leur « responsabilité » avant d’enchainer avec un séjour, toujours à Collioure, chez O… (celle avec qui on essayait de stopper nos seins à coups de glaçons). Chez elle, je souffle. Je ne m’en rends pas compte, évidement, mais je suis déjà traumatisée. Je me demande encore si « cela » n’a pas été plus loin puisque mon mode de sauvegarde est déjà en place. Un jour que je suis étendue sur un lit, un jour que l’ on papote avec O… et un copain de son frère avec qui j’ai visiblement la cote , je fais ma première amnésie.

O… quitte la pièce et me laisse seule avec le garçon.

Rideau —

Je me « réveille » dans les rues de Collioure en sous-vêtements.. Il pleut. C’est la pluie qui me réveille. C’est la pluie qui me sort de cet état second, de cette amnésie.

Pourquoi je ne suis pas habillée?

Chaque matin, chaque fois que je suis au bord de l’eau, mes pensées s’envolent vers D… . Il est en Corse avec ses parents, quelque part , au loin sur la mer. L’immensité devant moi me rapproche de lui. J’ai la sensation que c’est un lien qui nous retient unis, la Méditerranée.

Et c’est le retour. Je rentre dans cette maison inconnue que je déteste et qui désormais est la mienne. C’est un magnifique corps de ferme derrière une petite église romane, très jolie. A l’arrière de la maison, les champs, le blé , les tournesols. Je ne vois rien. Je n’y suis pas sensible. Je déteste cet endroit qui me crie que désormais je suis loin, très loin de ma vie.

Je raconte l’épisode A… à mes parents.
A…, c’est le meilleurs ami de mon père. C’est un intellectuel brillant. Il trône à sa place de haut fonctionnaire. Il rêve de me marier à son fils. Depuis toujours, il y fait allusion. On est habitué. Pour mes sœurs et moi, les salutations traditionnelles avec lui sont une véritable corvée. Il a toujours les mains un peu baladeuses, le regard lourd et la réflexion salasse. Ma mère, il la pelote à la moindre occasion. Elle, ça la fait rire, glousser.

Peut-être qu’elle ne sait pas faire ?
Peut-être qu’elle ne sait pas dire « non » (j’ai souvent le sentiment d’être dans sa peau, dans la peau de ma mère. En pareilles circonstances, comme elle, je glousse…).

Mon père fait comme si il ne voyait rien.

La réaction de mes parents à mes révélations a dû encore accentuer l’effet « je quitte mon corps », « je ne suis pas là » quand je suis sollicitée et que cela ne me plait pas.

Je ne sais pas dire « non ». Je n’ose pas dire « non ». Alors je me quitte.

« On ne va pas s’engueuler avec A… pour ça! »

Eux non plus ,mes parents ne me protègent pas.

Comme je suis de nature obstinée, je reviendrai souvent sur le sujet. J’attends d’eux de la compassion, de l’indignation, de la colère. J’aurais aimé que mon père lui foute son poing dans la gueule !

Rien.
Ou : « Rrrooo, il exagère, quand même !
Ou : « Tu ne vas pas encore nous emmerder avec ça ».
Ils me feront réduire la poitrine deux ans plus tard. Je prends ça comme leur réponse à l’affaire. Ils ont réglé le problème à l’envers. Mon père va même jusqu’à me reprocher le coût de mon opération. C’est récurant.

J ai 15 ans. Je suis chez ma copine V… .
Curieusement, je suis toujours autorisée à aller chez V… . Je pense que ma mère n’en peut plus de batailler avec moi. Elle aime bien (c’est rare) le père de mon amie. Aujourd’hui, je pense qu’il répond exactement aux critères « gens bien » de ma mère. Un peu bourgeois, un peu bohème, un peu artiste. Elle se reconnait en lui. Elle lui fait confiance. Sûrement, ça l’arrange.

J’ai 15 ans.

V… et moi, nous sommes encore au centre équestre. C’est l’hiver. Il fait déjà nuit. Nous trainons encore parce que V… est attirée par un homme. Il doit avoir 30 ans. Nous le regardons évoluer sur son cheval. À l’issue de sa séance il nous rejoint accompagné d’un copain, F… . Il a 25 ans.

Nous avons 15 ans.

Les deux hommes nous raccompagnent chez V…. . Elle flirte avec l’homme. Elle disparait dans une chambre avec lui. Et me laisse en tête à tête avec F… Il est gentil. Il ne me déplait pas, mais je suis amoureuse de D… Tout se passe bien avec lui. Nous arrivons à nous voir régulièrement. Nous nous aimons. Nous n’avons encore jamais fait l’amour.

F… m’embrasse.
Je n’ose pas dire « non ».
Je ne sais pas faire.

Rideau.

Les heures qui vont suivre, « ma tête a quitté mon corps ».
Je n’ai pas bu.
Je n’ai rien fumé.

Je sors de la chambre. Il fait nuit. L’appartement est plongé dans le noir. Il n’y a pas un bruit. Je me dirige vers les toilettes, à tâtons. Malgré la lumière que j’ai actionnée, je ne vois pas bien. Je suis comme dans un épais brouillard. Je n’arrive pas bien à ouvrir les yeux. Je suis hébétée. Je suis perdue.

Je retourne dans la chambre.

Pourquoi?

Rideau.

Ce qu’il me reste de cette nuit là, c’est un cauchemar que je referai souvent, toute ma vie. Un cauchemar qui viendra planer quelque part dans ma tête chaque fois que je vais me retrouver au lit avec un homme. Un malaise qui me prend à la gorge. Je me sens coupable, sale. On force mon intimité. J’ai mal. Je pleure.

Quand au matin, je me réveille, j’ai mal. Je saigne. Je suis seule dans le lit. Je n’ai aucun souvenir de ce qui s’est passé. Je suis triste.

L’homme qui a disparu la veille avec V… n’est plus là non plus. Je suis prostrée. V… comprend vite. Elle ne met pas en doute mon amnésie ( ?). Elle décide d’appeler F… au téléphone pour comprendre. F… confirme. Nous avons couché ensemble.

J’étais vierge.

Un peu plus tard dans la matinée, F… débarque avec sa petite amie!!! Elle me prend dans un coin. Elle m’engueule!
Je raconte des histoires! Comment peut-elle croire que je ne me souviens de rien?! (C’est vrai ! C’est difficile à croire !!!). Elle me conseille de faire beaucoup de cheval, de la moto pour faire « passer » une éventuelle
grossesse.

De retour dans ma banlieue, je raconte tout à ma copine de collège dont la mère infirmière me « donne » « la pilule du lendemain ». Ultime épreuve à vivre seule. Les violents maux de ventre. Les saignements.

J’ai 15 ans. On m’a volé mon innocence.

Je ne raconte pas à D… . Depuis quelque temps (…), on se voit moins. On ne se voit plus. Il m’est impossible de lui avouer. Ma première fois, ce n’est pas avec lui ! Même si je n’ai pas choisi. Même si ce n’est pas ça que je voulais.
Je lui dis juste que j’ai couché avec quelqu’un. Comme si c’était un choix. Comme si c’était mon choix.

Je me rends compte aujourd’hui, avec le recul, de la chance folle que j’ai de tomber sur ce garçon. C’est le plus doux, le plus gentil des amoureux. Avec lui, je suis à l’abri des prédateurs. Nous découvrons l’amour ensemble, ensemble, au même rythme, à notre rythme. Bien que cette histoire chez V… me tombe dessus à cette même période, que cela m’arrive au cours de ces années durant lesquelles nous nous aimons D… et moi, c’est comme si c’était arrivé dans une autre vie. Comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre.

Bien sûr, je ne me rends absolument pas compte de l’étendue des dégâts. Je ne suis plus vierge. « C’est fait ». Nous pouvons D… et moi, faire l’amour.

Même si au fond, je ne suis pas prête. Même si au fond, j’ai peur… Je me suis « livrée » à un autre. J’ai la sensation de l’avoir trahi. Je me dois de réparer. Je dois lui faire ce cadeau. Je ne réalise absolument pas que j’ai été violée ( ?). Je ne réalise pas que je ne sais pas dire « non ».

Cela nous conduira probablement à la rupture puisque j’ai l’air un peu volage. Je suis infidèle malgré moi.

D… encaisse sans faire de scène.
Il n’exerce sur moi aucune pression.
Il se retire de l’histoire sans histoire.
Il ne sait pas l’emprise des hommes sur moi.
Il ne se bat pas pour me garder. Par pudeur? Par respect ? Par lâcheté ?
Il ne me fait aucun mal.
Il ne me fait que du bien dans la tourmente intérieure dans laquelle je me trouve .
Il me laisse m’envoler avec un homme bien plus vieux que moi qui me fera souffrir.

Je garde de cette première histoire un souvenir beau, idyllique. J’en ai encore aujourd’hui, la nostalgie. Lui, il ne peut probablement pas en dire autant… Sic…

L’été de nos 16 ans, nous partons lui et moi, à Collioure, au camping municipal. J’aime Collioure ! C’est physique ! J’en connais tous les recoins, tous les secrets. Collioure me ressemble. Comme moi, elle est naïve. Elle me fait penser à un dessin enfantin avec ses maisons colorées, serrées les unes contre les autres. Elle est une muse, une inspiration pour les peintres. En grimpant dans ses rues pentues, à chaque percée, on aperçoit la mer. Elle entre dans la cité. La montagne aride et odorante y plonge, elle exalte ses odeurs de fenouil sauvage, de figuiers, se mêlant à celles de la pisse de chat et d’anchois séchées au soleil brûlant. Un délice ! Une véritable emprunte dans ma mémoire qui se réveille chaque fois que je croise une de ces effluves délicieuses.

Collioure est pour moi synonyme de liberté, de grand bonheur. C’est une autre époque et alors que je ne suis encore qu’un bébé, j’ai déjà la liberté de m’y ébattre en toute indépendance. On ne peut pas y circuler en voiture et j’y gambade chaque été, depuis que je sais marcher, en culotte de maillot de bain, pieds nus, sans entrave, sans vigilance. J’aime courir dans ses rues en pente. J’ai l’impression de voler ! La nuit, aujourd’hui, j’en rêve encore ! Je dévale les rues en escaliers pour plonger dans la mer tiède. J’aime sentir sous mes pieds nus les dalles de pierres brûlantes, humides et fumantes après l’orage. J’aime Collioure de tout mon corps. J’aime Collioure de toute mon âme.

Nous avons l’autorisation de nos parents, D… et moi ! Nous partons camper à Collioure, tous les deux !!! Mes parents, eux, se consacrent désormais à leur maison du fond de la Beauce.

Nous avons 16 ans. C’est un an après…

Collioure… Mon amour… Faire l’amour… Tout s’embrouille ! Tout remonte ! C’est inconscient, évidement. Le truc que j’imaginais… Le bonheur parfait. Collioure avec lui ! Collioure avec mon amour… !

Mais le traumatisme est là. Tapi dans un coin de ma tête, de mon corps. Mes aventures, mes sensations, ma liberté d’enfant… Tout, tout est sapé par cet été-là, l’été de mes 14 ans. J’éprouve une sensation de mal-être. Je suis heureuse, mais triste. Il y a en moi une angoisse, une panique sourde, larvée. Je ne jouis pas pleinement de ces premières vacances, de cette première grande indépendance. Est-ce Collioure qui me fait cet effet là ? La combinaison Collioure/sexualité ? Tous les ingrédients sont là, réunis.

Sous la tente, alors que nous nous sommes endormis un après-midi, D… ouvre les yeux avant moi. Il ne me réveille pas. Il part se balader. Je me réveille seule, à Collioure. Une odeur charnelle flotte sous l’étroite toile. Je ne suis pas bien réveillée. J’ai fait un cauchemar. « Le » cauchemar… Je suis coupable. Je ne peux pas réparer. On ne revient pas en arrière. C’est impossible ! Je n’arrive pas à ouvrir les yeux. C’est le brouillard… Ce brouillard, ce même brouillard qui m’avait aveuglée chez V… . Quand enfin, je reviens à moi, c’est la panique. C’est la panique à cause de ce cauchemar. C’est la panique parce que je suis encore dedans, dans le cauchemar. Le poids de la culpabilité m’accable.

C’est lourd, très lourd, trop lourd. Encore une fois, je erre en culotte et en soutien-gorge dans les rues de Collioure, hébétée, perdue. Je le cherche dans les rues. Je cherche D… . Quand je le retrouve, j’ai l’impression de devenir dingue. Je lui en veux un peu. Il m’a abandonnée avec cette histoire, avec ce cauchemar. Je refoule très loin les questions qui se bousculent… « C’est quoi ces absences ??? ».

Pendant toutes ces décennies « le » cauchemar vient hanter mes nuits. La culpabilité m’habite. Je cherche en moi la faute. De quoi suis-je coupable ? Un jour, je serai démasquée. Avant d’en arriver là, avant d’en arriver à partir avec mon petit ami (de coucher avec lui) avec l’absolution de mes parents, y’a du boulot ! Je ne serai jamais à l’aise avec ça. Il plane toujours un gros malaise, de leur côté comme du mien. Je peux imaginer aujourd’hui que peut-être ils sont inquiets pour moi ( ?).

Je continue, un peu, quelques temps à monter à cheval. On m’inscrit dans un club pas trop loin de la maison. Quand même assez pour que ma mère doit m’y conduire, m’attendre, pour me ramener ensuite…

J’ai 15 ans.

Un jour que je prends ma leçon d’équitation, il fait froid. Ma mère m’attend dans la voiture. Mon sac d’école reste avec elle, au chaud. Elle doit s’ennuyer. Ou elle a envie d’en savoir plus sur ma vie secrète d’adolescente . Elle fouille dans mon sac. C’est le gros lot ! Elle tombe sur une lettre de D… . L’horreur ! Rien que d’y penser, j’en ai encore ( à mon âge !) des frissons ! Je sais déjà qu’elle va me faire culpabiliser. Je la connais. Quand du séjour en colo, j’écris à mes parents, que je leur dis combien je me suis attachée à un cheval, là-bas, que j’aimerais y retourner une prochaine fois, ma mère me répond un courrier bref et sec : « ne me mens pas…. Je sais bien
que ce n’est pas un cheval qui te plait… ».

Elle ne sait pas me transmettre son expérience. Elle ne sait pas me montrer son inquiétude. A la vue de son écriture j’ai déjà le ventre serré, douloureux…

Je n’ai pas beaucoup de souvenirs des courriers que nous échangions avec D… . Cette lettre est la seule (et pour cause…) dont je me souvienne. Ma mère l’a lue ! Mais quelle horreur ! Elle a lu ma lettre ! C’est dans ces moments là qu’elle me transmet des tas de trucs pas cools. Je me sens coupable, sale. Je suis une traitresse. Je ne suis pas très à l’aise non plus avec les déclarations de D… . C’est une lettre d’adolescent un peu « chaude ». Il me dit l’effet que je lui fais. Je n’ai pas l’habitude de regarder ces choses là en face. Je les vis toujours un peu dans le brouillard…

Je vois tout de suite à son air pincé qu’il y a un truc qui cloche. Je comprends très vite. J’ai laissé mon sac dans la voiture, avec elle. Elle l’a lue ! Elle a lu ma lettre ! Elle n’est pas attendrie (elle aurait pu l’être, non ?). Elle ne me parle pas d’amour. Elle ne ma parle pas de sexe. Elle ne me dis pas grand- chose d’ailleurs. Juste avec son air dégouté : »je te prends rendez-vous chez le gynéco ». Elle a l’air accablé, fâché ( ?).

Elle m’emmène donc le voir, le gynéco. C’est un homme, ce qui ne me rend pas la chose facile . Il est gentil. Pour ce premier rendez-vous, ma mère reste avec moi. C’est très gênant. Elle entretien avec lui un rapport de séduction. Elle glousse. Elle me livre à lui . Il devient « mon » gynéco. Désormais, j’y vais seule. Et puis un jour, un jour j’en ai marre d’aller voir un homme pour me faire ausculter dans mon intimité. Il est quand même bizarre… Il est très gentil (très paternaliste), mais je ne suis pas à l’aise. Lorsqu’il m’ausculte, il ponctue ses gestes par : « un p’tit coup à droite, un p’tit coup à gauche… »… Après l’examen, il me fait monter sur la balance. Il m’accompagne d’une petite claque sur le cul… Nu. Je ne me pose pas vraiment de question sur son attitude. Je me dis que je suis « coincée ».
J’essaie de sourire. Mon visage n’exprime qu’une grimace. Je décide donc de changer de médecin pour aller voir une femme.

Aujourd’hui, quand je prends un rendez-vous pour une consultation quelconque, je m’arrange pour que c’en soit une. Non pas que je pense que tous les hommes abusent de leur pouvoir ou soient tous « limite », mais je me connais… Je ne saurai pas les remettre à leur place si besoin est… Donc, j’évite ! Ah ! non ! Il me reste ce radiologue, celui qui vient m’ausculter après la mammographie… Ça me revient, maintenant, en écrivant ! C’est une caricature ce mec ! Un bellâtre vieillissant en blouse blanche, la tempe grisonnante. On se croirait dans une série B américaine ! Je patiente dans une petite cabine exigüe. On me demande de rester torse nu pour attendre LE médecin après la radio. Il débarque, la blouse ouverte, décontracte, l’œil du mec qui se sent irrésistible. On se croirait dans « URGENCE ». « Bon, maintenant je vais vous tripoter un peu… Ça ne vous embête pas ? » – « Mais pas du tout, je vous en prie », GLURP !

Ça ne s’arrête pas là. L’empreinte semble indélébile. Je suis marquée au fer rouge. Du côté de l’amour (physique, psychique), je suis restée coincée. J’ai toujours 15 ans… Je ne sais toujours pas dire « non ». J’ai quand même appris, pour ne pas me retrouver dans la merde, à éviter les situations ambigües. Mais c’est plutôt récent. Je ne compte plus les garçons qui m’ont embrassée, les garçons avec qui je suis « sortie », avec qui j’ai couché, faute de pouvoir, de savoir dire « non ». Je me tire des pattes de l’un en passant à l’autre. Sans vraiment dire les choses, sans donner d’explication. Trop culpabilisant… Ou alors, je réagis comme ces otages qui contractent le syndrome
de Stockholm. Dès qu’un homme m’a touchée, même s’il ne me plait pas, j’y développe une addiction.

Un jour, j’ai 19 ans, je marche sur le boulevard saint Michel, mon « book » sous le bras. Un homme m’aborde. Il est photographe. Il veut faire des photos avec moi. Je suis une jeune comédienne. Je suis totalement « innocente ». Cela me semble naturel, logique. La première chose à laquelle je pense… Mes cicatrices ! Mes cicatrices aux seins !
Je suis cet homme qui m’emmène (soit disant) à son « studio » tout proche. Moi, j’ai juste l’impression de le tromper sur la  « marchandise ».
Je suis mal.
Je suis mal parce que je n’ai pas envie de faire de photos et que je n’ose pas le dire ?
Je suis mal parce que j’ai des cicatrices ?
Je suis mal parce que je flaire le mauvais plan ?
Je ne sais pas, je suis mal !!!

Je me lance. Je lance à cet inconnu que j’ai des cicatrices sur les seins, que ce n’est pas beau ! Il ne peut pas me prendre en photo. Qu’à cela ne tienne… Je vais lui montrer ça ! On verra bien… Dans un premier temps, je suis soulagée. J’ai été honnête. Nous entrons par une porte cochère dans un immeuble. Nous montons au premier étage. Sur le palier, il me demande de lui monter (mes seins). Je soulève mon pull (c’est fou !). Je dégage ma
poitrine.

Il m’attrape par le bras. Il me force à me mettre à genoux. Il sort son sexe et le met dans ma bouche. Ses yeux bleus sont durs et froids comme l’acier. Il ne faut pas le contrarier. Je sens le danger. Je m’exécute. Je vais même jusqu’à prendre la monnaie qu’il me donne (il me prend pour une pute ? IL s’achète une conscience ?). Je lui propose un rendez-vous le lendemain pour être sûre de m’échapper. J’ai peur. Je suis coupable. Je suis sale. Je suis dégueulasse. Je balance les pièces de dix francs dans le caniveau. Je rentre chez moi en courant. J’habite un petit studio dans le Marais, à Paris. Je ne prends pas le métro. Je cours, je cours… Je ne vois plus rien autour de moi. Les voitures me klaxonnent. Rien ne compte plus que le vent qui passe sur moi et me nettoie.

Je reste sous la douche longtemps. Longtemps. Cette fois encore, je ne sais pas que mon corps n’appartient qu’à moi. Je ne sais pas que je ne suis pas coupable d’avoir des cicatrices. Que je ne suis pas coupable d’avoir laissé cet homme faire de moi ce qu’il voulait.

C’est fou ! Comme si le fait de ne pas avoir été défendue, soutenue par mes parents, par les adultes qui m’entouraient, avait fait de moi un objet sexuel !

Je ne sais pas me défendre.
Je n’ai pas de répondant.
Je suis une proie.
Je retourne la situation.
Je me sens mal.
Le malaise se transforme en culpabilité et me conduit à l’amnésie, zone de confort (probablement).

Toute ma vie, je passe d’homme en homme . Sans break. Je ne me connais pas vraiment. Je suis toujours sous influence (protection ?) masculine. Qui suis-je ?

Et ce rideau qui tombe devant mes yeux et voile mon discernement, ma volonté ? Je ne le sens pas arrivé. Il ne prévient pas. Il descend brutalement et vient occulter mon libre arbitre. Il voile aussi les choses agréables. Je ne sais pas recevoir de compliment. Je ne sais pas entendre une déclaration d’amour, recevoir un cadeau… Je ne les mérite pas ?

Et cette question qui me trotte dans la tête. Ces hommes, ceux qui ont abusé de moi, ont-ils eu la sensation que j’étais consentante ?

Enna