Nous sommes dans l’eau, nous devrions nous amuser sans doute mais ce n’est pas du tout ce que je ressens, il y a une chape de plomb. Je suis en apnée pour l’empêcher de m’atteindre. D’autres enfants sont autour de moi, mes frères, mes cousins. Tant que je suis en apnée, il ne peut rien. J’espère, je prie, qu’il soit trop pressé pour attendre et qu’il s’en prenne à un autre, mais non. Il sait qu’à un moment ou un autre je vais craquer par besoin de respirer à nouveau. Il connaît et maîtrise le scénario. Je suis foutue. J’entends ces mots qui se répètent « coeur serré ».

Ces sensations, images, mots, ne sont pas les souvenirs au sens entendu du terme; cette case a disjoncté il y a longtemps, et bien que je suive un à un tous les fils électriques que je découvre dans les murs de ma maison intérieure, je n’ai pas encore trouvé le tableau principal pour réenclencher la ligne qui a sauté.
Ceci est un rêve, une trace de mes mémoires enfouies, que mes nuits s’emploient à me délivrer à petites doses depuis des années. Plus je les écoute, et plus les rêves se dépouillent du voile de la symbolique. Ce rêve a déjà 5 ans, il n’est qu’un parmi des dizaines, des centaines, dont les messages ne font plus de détours…

« Si tu as choisi de ne pas fuir l’abus, c’était pour ne pas abandonner ton petit frère de galère »
« Le premier critère pour avoir été choisie comme proie a été ton sentiment de nullité »
« Bien sûr, je peux t’affirmer droit dans les yeux que je t’ai abusée sexuellement, mais quand tu auras passé cette porte il n’y aura personne pour te croire »
« Quand tu as pris trop de distance je me suis rabattue sur ma propre fille, regarde, je te montre… »
« Les larmes de cauchemar peuvent s’imprégner dans le corps »
«J’ai vécu le nez bouché pour la survie »
«L’amour est tellement fort qu’il peut faire accepter des choses terribles »
« A 4 ans c’était terriblement violent, à 11 ans c’est le sentiment de honte qui est devenu plus terrible encore »
« Que faire entre l’amour, les gens, et le secret dynamite ? »
« L’eczéma est là pour te souvenir de ce que la mémoire ne peut »
« Saisir l’impardonnable et impardonné »
« J’ai peur d’être possédée par le silence »
« J’ai vécu l’inceste »

Je vous parle de mes rêves, car c’est la porte d’entrée «tolérable» que mon inconscient à trouvé pour m’aider à voir. C’est la voie qui désengorge le canal submergé de mon corps hurlant. C’est la voix qui me semble la plus lisible au regard de l’autre.

Si je parle aujourd’hui c’est pour lâcher prise.
Il ne s’agit pas de larguer ces mémoires dans l’oubli du passé pour rester cramponnée à ma paroi, espérant un jour regagner les hauteurs.
Je parle de lâcher -la- prise qui me maintient rivée nez à nez face au mur sur lequel je m’épuise.
Le mur du silence, qui n’autorisant pas l’énoncé du problème, empêche de facto la solution d’arriver.
Je veux plonger dans l’inconnu et me déployer.
Lâcher-prise sur l’ordre dicté des choses, du souvenir précédent la parole.
Ne plus attendre un droit quelconque à briser mes entraves.
Ne plus conditionner ma parole à la venue d’un souvenir «estampillé», qui aux vues de mon jeune âge ne reviendra peut-être jamais.

J’ai vécu l’inceste.

J’ai cru que mon témoignage s’achèverait là, mais voilà que m’étant autorisée à bousculer l’ordre des choses, se résout soudain pour partie la question du souvenir. Je viens de comprendre que des souvenirs j’en ai plein, ils sont là chaque jour, sous une forme que je n’avais pas appris à identifier comme telle.

Mon eczéma se souvient l’envahissement de mon corps et les démangeaisons manifestent sans cesse cette violence qui cherche issue pour ressortir.
Mes mâchoires se souviennent chaque soir qu’elles doivent se verrouiller pour que ma tête s’autorise à dormir.
Mes sursauts quotidiens au point de décoller du sol ou de sentir une décharge électrique poignarder ma tête se souviennent de l’état de surprise et d’hypervigilance.
Ma sidération récurrente se souvient que je n’ai pas su me défendre.
Mon hypersensibilité se souvient que tous les détails comptent pour décrypter un comportement.
Mon asthme garde la mémoire de mes apnées.
Mes yeux se souviennent le dégout qui m’a submergé.
Mon syndrome de Raynaud se rappelle que le sang a quitté mes membres pour regagner les organes vitaux face au danger.
Ma bouche s’est souvenue plus de 20 ans la consistance semi-liquide qu’elle ne pouvait tolérée.
Mes seins se souviennent de ma colère au point d’avoir espéré certains jours en être amputés.
Mes adducteurs se souviennent leur contraction permanente.
Mon bassin se souvient qu’il s’est cristallisé.
Ceux qui m’entourent me rappellent depuis des années combien mes douches sont brulantes quand ils passent après moi.
Mes allergies se souviennent que quand l’été approche mon corps se défend contre un corps étranger qui aurait du être inoffensif.
Mon addiction au tabac se souvient dès le réveil du vide laissé à combler.
Le silence trop souvent me fait revivre que ce qui me blesse n’a pas été entendu.
Les situations que je rencontre me rappellent que même quand je dis non, je me retrouve trop souvent acculée à faire ce que j’ai pris la peine de refuser.
Ma colère se souvient qu’elle porte une envie de meurtre.
Ma première réaction en toute situation se souvient que mon existence à cru devoir passer après la nécessité de l’autre.
Ma quête éternelle de sens face aux comportements humains se souvient qu’un jour rien n’a fait sens.

Je me souviens.

Quant aux autres souvenirs, ceux reconnus par le sens usuel, cruel, amer, humiliant, écrabouillant, répulsifs, méprisants, insultants, liquéfiants… témoins du règne dominateur propagé par l’agresseur et dont tous, adultes compris, se souviennent bien qu’entremêlés à la magie du jardin de notre paradis d’été, je les réserve pour l’heure à ma pudeur, à celle de mes frères, cousins, cousines.

Une dernière chose, depuis que j’ai commencé à parler à mes proches et à écrire ces mots, à assumer en somme de faire une place à ma vérité, des souvenirs kinesthésiques d’agression me reviennent pour la première fois. Le corps n’oublie pas.

… à tous ceux qui se souviennent autrement.

Louise G.