Ce témoignage est celui qui commence le livre Amnésie Traumatique : des vies de l’ombre à la lumière. Il nous semble utile de préciser certaines choses à son sujet.

Tout d’abord il n’est pas signé. Ni dans le livre ni ici. L’auteure souhaitait garder l’anonymat mais ne voulait pas avoir un pseudo. Elle souhaitait simplement que ce témoignage puisse aider en montrant au travers de sa propre histoire, les difficultés de l’amnésie traumatique dans une vie, la sienne en l’occurrence, mais cela aurait pu être la vôtre ou les nôtres. Car nombreuses seront, elle en est certaine et nous aussi, les victimes qui pourront se reconnaître dans ce texte.

Par deux fois dans le texte, les mots « J’ai été violée » sont écrits. Dans sa version originale, l’auteure n’a pas pu les écrire tant ces mots sont toujours pour elle comme de l’acide sur une plaie ouverte. Il y avait simplement écrit « J’ai été XXX », et c’est Hélène ROMANO qui a complété.
Cela nous montre la difficulté que peut avoir une victime à témoigner. Chaque personne est différente à la suite de violences sexuelles et il est important de ne pas juger, de respecter là où elle en est, et de laisser du temps au temps.

« Errer… c’est le mot qui me vient quand je tente de décrire les vingt dernières années. Une errance de vingt ans sans même comprendre ou savoir ce qui m’était arrivé. Tout ce temps avec le sentiment de ne pas être à ma place, sur une planète dont je ne faisais pas partie, d’être en permanence à contre temps ou à contre-jour. À vivre une vie qui n’était pas la mienne, dont les choix étaient guidés par une ombre que je ne faisais qu’apercevoir. De cet après-midi de mars lorsque j’avais seize ans, je n’ai longtemps eu qu’un demi-souvenir, celui d’avoir été violée par un garçon majeur que je connaissais.

Demi parce qu’en réalité je ne me rappelais que du début et que de la fin, sans avoir la moindre idée de ce qui s’était passé entre les deux. J’ai malgré tout parlé à mon médecin, qui était une femme, le lendemain pour dire ce qui venait de se passer. Sa réponse : « Quand on est ado il arrive souvent que le premier rapport ne soit pas génial, mais même si ça se passe mal, de là à parler de viol. Et si tu te ne te souviens pas de tout, c’est que ce n’était pas si terrible, on n’oublie pas un viol. » J’avais honte de ce dont je me souvenais, je culpabilisais de ce dont je ne me souvenais pas. Il était désormais évident que je ne pouvais en parler à personne. J’ai essayé d’oublier et d’oublier encore pensant que ça serait suffisant. Puis à plusieurs reprises durant au moins quinze ans j’ai essayé d’en parler à des psychiatres ou psychologues, car je me sentais mal, angoissée, comme vivant à côté de mon corps sans réellement l’habiter. Leurs mots ont été tout aussi dévastateurs pour moi que celui du médecin : « absence bizarre de souvenirs », « il faut passer à autre chose puisque vous ne vous souvenez que d’un détail », « Attention, cet homme doit avoir une vie maintenant, votre plainte pourrait le détruire », etc. J’ai avancé comme ça, en me sentant bizarre, même folle souvent. Je me sentais si différente des autres, comme hors réalité. Et je crois que les gens me trouvaient bizarre aussi. Tout du moins « distante », « sauvage », « incapable d’aimer ».

Ma vie professionnelle a été ce que j’ai fini par réussir après de nombreux ratés, changements et abandons sous les yeux désespérés de ma famille pour qui j’étais le vilain petit canard. Ma vie privée a toujours été compliquée. Bien que mon rapport aux hommes dans la vie soit très facile, une fois dans l’intimité c’était autre chose. Là encore je me sentais anormale et nulle. Quant à mon rapport aux femmes, pour une raison inconnue il a toujours été catastrophique, et j’ai longtemps été incapable d’avoir confiance en l’une d’elles, incapable d’approcher physiquement, jusqu’à la répulsion même… J’ai toujours alterné dépression et crises d’angoisse. Des gestes que je ne maîtrisais pas comme me laver trop et trop fort, comme me faire mal en m’entaillant le poignet. Je me détestais et je me trouvais nulle et sale. Je ne savais même pas pourquoi je ressentais toute cette haine envers moi. Plus le temps passait plus le stress était présent de manière constante jusqu’à ce que ma vie entière ne soit plus qu’une crise d’angoisse géante.

Après des nuits de cauchemars en ayant peur de dormir, sans raison particulière, un jour est venue l’explosion des souvenirs. Comme un raz de marée d’images, de sensations et d’odeurs d’une violence incroyable. Je me suis rappelé de presque tout. Un choc d’une violence sans nom, mais qui a permis d’entamer la reconstruction. J’ai été violée (que ce mot est difficile à écrire…) par trois hommes et non par un seul, pendant des heures… des viols d’une extrême violence et d’une grande humiliation. Je comprends avec le recul que mon cerveau a voulu me protéger, que je ne pouvais sans doute pas encaisser ce qui m’est arrivé ce jour-là. Même si les souvenirs sont violents, j’ai eu la chance d’être accompagnée par deux thérapeutes qui m’ont permis de savoir gérer l’angoisse, de la faire redescendre ; de ne plus me détester et de prendre conscience que la vie est possible même si on n’oublie jamais. Je me sens aujourd’hui reconnectée à mon corps, à la vie, et même si parfois ce passé se rappelle à moi, je me sens armée pour y faire face.

Comprendre ce qui se passait en moi m’a aidé à pacifier mes ressentis, surtout lorsque j’ai découvert que nous étions beaucoup dans ce cas et que je n’étais pas folle. L’amnésie traumatique a été un long chemin que j’ai dû apprendre à connaître, un si long chemin sur lequel j’ai longtemps avancé si seule, les yeux bandés. »