J’ai connu des violences verbales, psychologiques et physiques de la part de mon frère aîné. J’ai beau savoir que ces violences ont commencé quand j’avais moins de 10 ans et se perpétuaient chaque jour, je n’arrive toujours pas à en voir la totalité. Seuls quelques flash demeurent, même pas l’équivalent d’un par année. Le manque de souvenirs me fait souvent minimiser, alors même que je sais avec certitude que tout est bien arrivé, et que j’étais dans une véritable détresse durant ces années. Sans souvenirs il est plus facile de douter. Quelques détails sont toutefois remontés avec le temps, par exemple sa façon d’enserrer mes poignets, venant ainsi me rassurer et me dire que je n’ai rien inventé.

Je me suis également rappelé d’une scène que j’ai pourtant essayé de complètement chasser de ma tête alors qu’elle venait surement de se produire. Mon frère qui se déshabille devant moi. Une scène muette et immobile, avec une incapacité à revoir clairement les détails autres que le décor de la pièce. Le son (mon frère qui me parle et me demande de le regarder alors qu’il est nu) et le mouvement (son avancée vers moi) sont revenus plus tard, progressivement. Avant que ces détails ne reviennent, je voulais me persuader qu’il n’y avait rien qu’il s’agissait d’un souvenir banal comme tant de frère et sœur ont vécu. J’avais donc oublié une partie de la scène, et avec ces nouveaux détails, j’ai pris conscience qu’il m’en manquait encore des bouts. Des bouts encore plus horribles et violents, des actes qui se rejouent notamment dans mes cauchemars mais également dans ma vie quotidienne (dans ma façon d’être aux autres, dans ma sexualité, dans mon corps).

J’ai une pensée clivée, parasitée par le déni dû à la terreur que cette idée provoque. Je me dis constamment que ce souvenir n’est rien et qu’il n’a pas de suite, tout en sachant, sentant que c’est pourtant bien le cas. Quand je me mets à douter, ma vie défile devant mes yeux et je vois toutes mes souffrances et mes conduites passées et présentes, qui ne peuvent s’expliquer autrement : mes somatisation (des démangeaisons au niveau du sexe, ma mâchoire déboitée, ma poitrine comme enfoncée, mes étouffements, crises d’angoisse, crises de tétanie, nausées au réveil, etc.), mes comportements sexuels (masturbation compulsive enfant ; excitation qui me donne la nausée ; hyper-excitation puis hypo-excitation ; besoin compulsif de sexualité quand je me sens mal, angoissée, vide ; conduites automatiques et oubli de ce qu’il s’est passé, etc.), mes cauchemars (tentative de meurtre, séquestration, viols, sidération, dissociation, une pâte dans la bouche impossible à cracher, etc.).

A chacun d’eux, j’ai une bouffée d’angoisse et je ne peux m’empêcher de me dire que la chose responsable de ça est tellement horrible que je suis incapable de m’en souvenir. Et ne pas me souvenir, ne pas avoir d’images concrètes sur lesquelles m’appuyer me rend folle car le doute me tue. Je deviens obsessionnelle cherchant désespérément à me souvenir, qu’importe le moyen. J’en viens à souhaiter faire des cauchemars qui viendraient remplir les trous, m’ouvrir la tête pour y trouver les réponses que je cherche, appeler mon agresseur pour le forcer à parler. Je veux à tout prix retrouver les images pour me dire que je n’invente rien, que ce que je vis n’a rien de normal et que ce n’est pas le signe d’un dysfonctionnement, pire de déviance, et surtout que cela peut disparaître. Pourtant même si je veux me souvenir, le souvenir en lui-même m’effraie déclenchant angoisse, pleurs et peurs en y pensant.

J’ai mis ma famille au courant de la situation, de ce que je me souvenais et de ce que je craignais. Entendre ce que j’avais à dire a été difficile et clivant. Je suis face à de la compréhension puis soudain on me dit que je dois me tromper, que mon métier (psychologue) me monte à la tête, que c’est impossible, qu’il vaut mieux passer à autre chose, etc. Quant à leur positionnement vis à vis de mon frère-agresseur, celui-ci semble tout aussi clivé. Les gens savent qui il est et ce qu’il est capable de faire mais personne ne le recadre, personne ne le questionne, personne n’adopte un comportement différent venant signifier un rejet total face à ses conduites. On préfère douter de ma version que de la sienne. Il continue ainsi à être lui-même tandis que moi je suis devenue un sujet tabou, évité lors des repas de famille pour éviter le malaise et le conflit.