Contrairement aux victimes d’amnésie traumatique qui ont retrouvé des souvenirs d’événements oubliés, je ne me souviens pas mais revis l’horreur dans un cauchemar répétitif du même événement depuis quarante ans.

Ce n’est pas toujours présent, ça se manifeste périodiquement.

La souffrance déclenchée par ces reviviscences c’est le hurlement silencieux des scarifiés, des cabossés de la terreur, avec des envies folles de précipices ou de chocs mécaniques frontaux.

Le contexte:

J’ai vécu dans une famille dysfonctionnelle mais  » bien sous tous rapports » socialement.

Parents violents, entre eux et avec leurs enfants. J’ai des souvenirs de scènes telles que mon frère évitant d’un mouvement réflexe la bouteille projetée par mon père, l’explosion de la vitre de la fenêtre derrière la tête de mon frère et le temps qui s’arrête pour toujours. Ou encore de m’être jetée entre mon père et ma mère alors que les yeux injectés de sang, fou, il hurlait qu’il allait la tuer.  » Non papa!!! Non papa arrête!!! » et son regard qui se pose sur moi pendant que ma mère s’échappe du carnage évité. Des hurlements, des tables renversées, du verre cassé -et du silence, des mois, des années de silence, entrecoupé de scènes violentes dont je ressortais hagarde, vidée, sans recours. J’étais une enfant-image, transparente. Il y eut également la violence de ma mère :  » Crevure, Charogne, Sale race! », son plaisir à m’humilier, me rabaisser en public, me baffer en pleine rue à l’adolescence.

Il y eut le grand-père et ses agressions sexuelles. Dans mon souvenir le plus ancien j’ai 6 ans, il me porte sur son dos et fait glisser sa main entre mes cuisses jusqu’à l’entrejambe. J’ai le souvenir précis de m’être débattue pour lui échapper, puis une fois au sol, d’être restée à ses côtés parce que j’obéissais à l’autorité des adultes, je n’avais pas le droit de partir en courant, et la survenue immédiate de cette évidence qu’il était absolument nécessaire de faire silence, page blanche, ne rien dire, ne rien laisser paraitre pour ne pas qu’ils s’entretuent tous, pour que ma famille ne disparaisse pas dans une explosion finale.

Ces faits avec le vieux porc se sont répétés jusqu’à mon adolescence, il est mort lorsque j’avais 13 ans. J’en ai parlé à mes parents à l’âge de 48 ans, ils m’ont traitée de folle,  » Va te faire soigner! ».

De tout cela je me souviens; les actes du grand-père je ne les ai jamais oubliés (lors de ma seconde analyse, des émotions d’une extrême violence ont surgi en relation avec ces faits précis , je me rappelle du surgissement d’une colère immense, je n’avais jamais ressenti la colère avant cette réminiscence…).

Le cauchemar:

À 19 ans j’ai dû consulter mon médecin, car je vivais de terribles crises d’angoisse (peut-être parlerait-on aujourd’hui de crises de panique). Il m’a envoyée consulter un psychiatre psychanalyste.

C’est durant cette période que j’ai commencé à faire le cauchemar répétitif qui hante encore mes nuits 40 ans après.

La trame de base : dans ce cauchemar je suis dans mon lit en temps réel, c’est la nuit et j’entends que quelqu’un est derrière la porte de ma chambre, il l’ouvre. Je veux allumer la lumière, mais je n’y parviens pas, ça ne marche pas c’est en panne ou bien je suis paralysée et ne parviens pas à sortir de mon lit. Je veux crier, mais aucun son ne sort de ma bouche, mes mâchoires sont bloquées. Je veux appeler là police, mais les touches du téléphone sont en boue et disparaissent ou bien les numéros composés n’aboutissent nulle part. Je veux ouvrir les yeux, mais ils sont révulsés…

Au fur et à mesure que le danger approche la terreur m’envahit, je suis dans une impuissance absolue et un vécu d’horreur indicible me submerge et je bascule vers la mort (mon coeur explose) ou la folie (je vais perdre la raison) et je me réveille en hurlant, en sueur, tachycardie, panique absolue.

40 ans de répétition de ce scénario avec une évolution durant une période qui a duré presque un an en 98/99, le contenu s’est « enrichi » : pendant mon cauchemar je veux ouvrir les yeux, savoir qui m’a fait « ça  » (introduction de quelque chose d’énorme dans ma bouche, qui s’enfonce dans ma gorge et m’étouffe, je suffoque, j’explose). Et à chaque fois, au moment précis où je décide d’ouvrir les yeux je bascule dans une horreur indicible et vis un état de torture physique et psychique, une agonie insupportable et me réveille en hurlant. Au réveil les douleurs physiques dans la bouche, dans la gorge persistent. J’ai peur de m’endormir et lutte contre le sommeil de peur de mourir pendant le cauchemar. La journée je suis épuisée, j’ai l’impression de devoir ramper pour survivre au quotidien. Ce qui rétrospectivement me parait incroyable c’est que pendant toute la durée de cette période terrible j’ai continué à travailler, une fois arrivée sur mon lieu de travail je « fonctionnais » et durant ces quelques heures je sortais de l’univers du cauchemar, c’était comme un répit, qui cessait dès que je refermais la porte de ma voiture pour rentrer chez moi le soir.

Ce vécu de terreur quotidien épuisait toutes mes ressources internes. Je pensais à mourir à nouveau pour que cela s’arrête. J’ai cherché de l’aide, consulté et n’ai récolté que de la souffrance supplémentaire face à des professionnels inféodés à des théories inadaptées à ma situation, j’ai subi des remarques désobligeantes, des questions suspicieuses, des avis couperets sur ma santé mentale de la part de  « sachants » orgueilleux , vexés que je n’adhère pas à leurs interprétations ineptes.

J’ai dû me déplacer à 500 km de chez moi pour enfin trouver du soutien et de l’intelligence auprès  de spécialistes des traumatismes psychiques.

L’un d’eux a émis l’hypothèse que l’absence de souvenir pouvait être due à un événement survenu très précocement, dans la toute petite enfance. Une autre m’a conseillé de tenter l’hypnose, mais j’ai refusé, car il m’est impossible de me mettre en situation d’influence et de dépendance totale.

À cette époque j’ai également trouvé du réconfort en participant à un groupe de parole dans un planning familial.

En parallèle, depuis des décennies, la majorité du contenu de mes rêves est en relation avec l’événement subi dans ce cauchemar, des centaines de rêves dans lesquels j’enquête à la recherche de la vérité.

Les psys:

Mon analyste de 1980 à 1985 reste silencieux. Je me suis allongée 3 fois par semaine sur son divan, il émettait juste des grognements pour m’inciter à parler, me  laissant me débattre avec ces fantômes du passé et m’enfoncer dans la dépression. À l’âge de 25 ans, je tente de mettre fin à mes jours, ma solitude est absolue. Après 3 jours de coma je me suis réveillée, mon premier réflexe a été d’arracher ma perfusion, des infirmières sont arrivées et m’ont attaché les poignets en me criant dessus.

Un mois plus tard, je suis retournée voir mon analyste, je ne voulais plus aller sur le divan, j’avais besoin de contact humain. Il m’a invitée à une exposition, puis au cinéma, au restaurant, dans son lit, puis a exigé que je retourne sur le divan si je voulais continuer à le voir. J’ai claqué la porte.

8 ans plus tard, je retombe en dépression, je retourne en analyse, dans une autre région. Dans le fauteuil cette fois. De 3 à 5 séances par semaines pendant 5 ans. Il est plus humain que le premier et m’aide vraiment les trois premières années, puis il se lasse, en a assez que je ne progresse plus « Tout est pourtant venu! ». Le cauchemar revient périodiquement et sa survenue me met dans un état émotionnel désespéré, dans une détresse intense. Mon état angoisse mon analyste (il me l’a avoué beaucoup plus tard) et il me rejette, il devient distant, froid, insensible. Je ne comprends plus rien, car c’était dans cet état de détresse profonde que j’avais le plus besoin d’une présence empathique. Dans un rêve (à son adresse probablement) je lui dis que ce qui aide c’est la « solidarité humaine ».

Je sombre dans la dépression et dans un sursaut salutaire j’arrête le travail avec cet homme qui me dit désormais savoir ce qui est bon pour moi, et plaque sur moi des causalités copiées-collées de la théorie psychanalytique qui lui sert d’armure.

La suite:

Alternance de longues périodes de dépression, désormais supportées par la prise régulière d’antidépresseurs. Le cauchemar réapparaît par périodes, je le supporte mieux, car j’ai appris à combattre ses effets sur ma vie, j’ai appris la colère, le combat imaginaire pour défendre l’enfant agressé, la compassion envers la petite fille presque morte…mais j’appréhende toujours l’état de souffrance qu’il continue de générer.

Je suis dans ma soixantième année et désormais il m’apparaît de plus en plus probable que je ne pourrai jamais aller au bout, ouvrir les yeux et régler mes comptes avec cet élément de mon passé. J’ai passé ma vie à chercher, à combattre pour ma survie, pour ne pas sombrer tout en étant obligée de subir l’incompétence de la majorité des professionnels auxquels j’ai demandé de l’aide.

Et cela j’insiste, est un problème majeur. Des gens meurent non pas des conséquences des horreurs infligées par la vie, mais du refus d’entendre, du déni, du rejet que celui-ci provoque, et enfin des gens meurent de l’absence de solidarité humaine à laquelle ils ont pendant un instant cru, dont ils ont vainement espéré la survenue.

Justine S

 (Depuis la publication du livre, Justine a souhaité que nous ajoutions ce qui suit.)

Ça ne s’arrête jamais.

Peu de temps après l’envoi de mon témoignage écrit  j’ai fait ce rêve :  » Je dors dans ma chambre actuelle, un homme passe la porte et prononce mon prénom à voix haute. Puis il se couche derrière moi, je dors sur le côté, il se colle à moi et met une main sur ma tête. Je suis encore dans le sommeil mais semie-réveillée par sa présence et demande « Qui c’est? » (avec ma voix d’enfant). Il répond sèchement, autoritairement : »TAIS-TOI! ».

À moitié endormie une sensation fulgurante de danger immédiat met tous mes sens en alerte. Un gyrophare rouge hurle dans ma tête : »Fais quelque chose!!! Trouve une issue!!! » . Mais Je n’en trouve pas, c’est une impasse et par bonheur je me réveille. Sa voix m’était connue dans le rêve, une voix familière mais pas celle d’un proche non plus. Je n’ai pas réussi à l’identifier. Son « Tais-toi! » était glaçant. Je l’entends encore plusieurs semaines après ce rêve et Il m’effraie toujours.