Je viens d’avoir 60 ans. Il y a 7 ans, en 2013, lorsque j’avais 53 ans, mon père est décédé alors qu’on venait juste de me diagnostiquer un cancer du sein. J’ai donc subi deux opérations, 10 séances de chimio puis 30 séances de radiothérapie… tout allait bien… je me retapais… et puis, après la fin de mes traitements, en septembre 2014, je suis… tombée ! Non pas tombée par terre, mais tombée tout au fond d’une dépression incroyablement immédiate et sévère. J’étais terrorisée, je ne savais plus qui j’étais, je ne dormais plus…

Mon mari ne sachant plus comment me calmer a pris RDV pour moi chez un psychiatre. Peu à peu, avec les antidépresseurs et les somnifères, j’ai réussi à refaire un peu surface, mais la terreur demeurait constamment en moi et m’empêchait d’avancer. J’ai alors consulté un hypnothérapeute et, dès la première séance, j’ai ressenti un sentiment étrange : j’étais envahie de la couleur rouge… je ne voyais rien d’autre que cette couleur rouge.

L’hypnothérapeute m’a expliqué que cette couleur rouge, c’était la colère. J’ai répondu que c’était impossible car, depuis ma plus tendre enfance, je n’ai jamais éprouvé ni exprimé de la colère. Je n’ai jamais su ce que c’est que la colère ! Elle m’a quand même soutenu que j’étais en colère et que, très certainement, j’allais me souvenir, dans les jours prochains, du pourquoi de cette grande colère… Et ça n’a pas manqué : la nuit suivante, tout est revenu à la surface, d’un seul coup, et j’ai revécu la scène.

C’était un soir : mon père, mon frère (qui devait avoir environ 5 ans), ma soeur (2 ans) et moi (3 ans), nous étions à la maison. Maman s’était absentée. Nous avons donc diné tous ensemble et, à la fin du repas, mon père nous a envoyés nous coucher. Il m’a alors dit : « toi, tu restes là, car il faut que je te punisse ! ». Je l’ai regardée complètement abasourdie, car je ne comprenais pas pourquoi je devais être punie. J’étais une petite fille timide, très calme, je ne parlais pratiquement jamais, je restais toujours dans ma chambre : je regardais des livres et je jouais à la poupée… pas de quoi être punie !

Je suis donc restée là, complètement interdite, et, lorsque mon frère et ma soeur sont partis, mon père m’a emmenée dans son bureau. Là, je n’ai pas compris ce qui se passait, car il n’a pas allumé la lumière : le jour était en train de tomber et la pièce était presque dans la pénombre. Mon père a descendu ma culotte et m’a installée à plat ventre sur ses genoux. Il m’a dit :  » je vais te donner une fessée ». Je sentais le tissu rêche de son pantalon sur mon ventre et j’étais tétanisée. Au lieu de me donner une fessée, il a commencé à me caresser en me disant « tu as des belles cuisses ». Et puis, je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite. Tout est encore noir dans ma tête et je me souviens juste de ce « tu as des belles cuisses », de la sensation du tissu rêche de son pantalon sur mon ventre et de ce sentiment d’incompréhension et de peur que je ressentais.

Le jour suivant j’avais très mal au ventre alors Maman m’a mise sur le petit pot. Mais je ne voulais pas du petit pot : je voulais aller dans les toilettes pour fermer la porte à clé. Maman ne voulait pas. Et puis au bout de 2 ou 3 heures de séance sur le petit pot, comme rien ne venait et que je demandais toujours à aller dans les toilettes, elle a cédé. Je me suis enfermée dans les toilettes. J’ai eu du mal à fermer le verrou, car il était trop haut, mais j’ai réussi quand même. Je suis restée très longtemps aux toilettes sans succès. Alors j’ai voulu ressortir, mais je ne parvenais plus à ouvrir le verrou. Il était trop haut et trop dur à manipuler. Alors j’ai paniqué et je me suis mise à hurler de terreur. Maman est arrivée, mais elle ne savait pas quoi faire. Elle essayait de me rassurer en me parlant derrière la porte. Et puis mon père est rentré du travail et, avec un tournevis, il a déverrouillé la porte. Comme j’étais en pleurs, il m’a prise dans ses bras, mais je ne voulais pas aller dans ses bras ! J’étais paniquée, déboussolée, apeurée alors j’ai vomi sur lui. Il en avait partout. Il m’a donc lâchée pour aller se laver et moi, je me suis enfuie dans ma chambre et j’ai escaladé mon petit lit à barreau pour m’y réfugier.

Après, durant plusieurs jours, je suis restée dans ma chambre, je ne voulais plus manger, je ne voulais plus bouger, je n’avais plus faim, je voulais qu’on me fiche la paix. Alors tous les membres de ma famille venaient dans ma chambre me tendre à travers les barreaux de mon lit un gâteau ou une orange ou un bonbon pour que je mange.. Et si je tendais la main pour prendre ce qu’ils me proposaient, ils me réclamaient un « Merci ». Mais je ne voulais pas dire « merci » pour ce qui venait d’arriver. Je refusais tout ! Je refusais surtout de dire « merci ». Et puis, un jour, fatiguée d’être sollicitée sans arrêt alors que je voulais qu’on m’oublie, j’ai accepté un gâteau et j’ai dit « merci ». Pour qu’on me fiche la paix. Et c’est là que mon amnésie a commencé…

J’ai vécu toute mon enfance cachée sous mon lit, derrière les rideaux, sous la table, dès que mon père rentrait du boulot. J’ai eu peur toute ma vie de tout, des éclats de voix et de toutes les situations de la vie. J’avais tellement peur de tout que je ne vivais pas vraiment, je n’avais pas de besoin et je n’avais pas de considération pour moi. Je me considérais comme n’ayant pas d’importance. Jusqu’à ce que mon cancer et la dépression qui a suivi me réveillent et m’obligent de me regarder, à écouter mon corps et mon enfant intérieure, à comprendre mes blessures et le mal qui me rongeait. Mon père est mort avant que je me souvienne de quoi que ce soit alors je n’ai jamais pu lui en parler. Ma mère est toujours vivante, mais elle est vieille et je ne lui ai rien dit.

Depuis 2017, j’avance, j’apprends à me connaitre, à écouter mes désirs et mes besoins, à consoler mon enfant intérieure, à prendre soin de moi. C’est comme si ma vraie naissance avait eu lieu en 2017, à 57 ans ! J’avais environ 3 ans lorsque mon père m’a agressée… j’en avais 57 lorsque je m’en suis souvenu : mon amnésie a duré 54 ans…

1°) Ma jeunesse et mon adolescence.

Je n’ai pas eu de jeunesse… en tout cas, je ne m’en souviens pas. Aucun évènement heureux qui puisse mettre une petite lueur dans toute cette période : je ne me souviens que d’un sentiment étrange de fatigue, de tristesse, de déprime… je pleurais beaucoup… je me cachais beaucoup… je m’isolais beaucoup. Je travaillais bien à l’école pour que personne ne puisse me dire quoi que ce soit : je faisais tout pour être invisible et je l’étais. Je n’avais pas de camarades, je fuyais les autres enfants. J’avais horreur d’aller à l’école et lorsque j’étais à la maison, je me cloitrais dans ma chambre et j’enfilais des perles durant des heures et des heures.

2°) Ma vie de femme.

J’ai rencontré mon premier mari très jeune : il était un camarade de classe de mon frère ainé. Il est le premier à s’être intéressé à moi alors j’ai très vite fondu . J’avais 18 ans lorsque nous avons fait l’amour pour la première fois… je lui ai cédé, car je pensais que c’était comme ça qu’on faisait. Je n’ai rien senti et je n’ai rien éprouvé durant cette première fois (ni durant toutes les autres), mais j’ai fait semblant.

Nous nous sommes mariés lorsque j’avais 19 ans : c’est mon père qui a décidé que nous allions nous marier et c’est mon père qui a fixé la date du mariage ! Je n’ai pas résisté. J’ai laissé faire alors que je ne voulais pas me marier. Le jour de notre mariage, à l’église, alors que je me trouvais devant l’hôtel, je pensais dans ma tête : « je m’en fiche, je divorcerai, je m’en fiche, je divorcerai, je m’en fiche, je divorcerai… ». Notre nuit de noce a été horrible : mon mari, éméché, m’a fait la gueule toute la nuit et m’a asséné toutes sortes de propos désobligeants et réducteurs. J’ai été mariée pendant 8 ans avec lui. Je me disais avec fataliste : « c’est ça la vie de couple…». J’étais soumise et silencieuse : je me pliais à ce que mon mari demandait et je ne me révoltais jamais. Je ne me souviens de rien concernant ma vie avec lui… tout est resté figé dans le brouillard. Nous avons divorcé.

Puis j’ai rencontré mon second mari. Lors du premier regard, j’ai senti que c’était lui qui allait devenir l’homme de ma vie. Après 8 ans de liaison, de rupture, de re-liaison, nous avons fini par nous marier… et pourtant, je n’en avais plus envie. Mais comme il était autoritaire, je n’ai pas résisté, j’ai laissé faire et je me suis mariée avec lui.
Il était très protecteur : je pense que c’est cela qui m’a attirée. Il me couvait comme un bébé, il était toujours là, il dirigeait ma vie, me conseillait, me traçait la voie…

Je lui ai obéi au doigt et à l’oeil… j’ai même devancé ses envies, ses lubies, ses caprices. J’étais un bon petit soldat qui recherchait toujours à lui plaire, à lui faire plaisir, à être parfaite, à ne pas faire d’impair. J’ai continué à « simuler » tout plaisir sexuel : je ne ressentais jamais rien et l’acte sexuel était une contrainte pour moi. Nous avons même eu des rapports « libres » avec d’autres couples dans des boîtes échangistes… Pour moi c’était une façon de laisser mon mari vivre sa vie, car je pensais que je ne pouvais pas lui suffire et qu’il avait besoin d’autre chose. Je n’ai aucun souvenir agréable de ces « sorties »… excepté le fort sentiment d’abandon et de désespoir lorsque mon mari avait des rapports sexuels avec une autre femme.

J’ai continué à vitre toute ma vie dans cet état où je n’étais que la femme de… c’était mon identité. Je n’étais pas moi, je n’avais pas d’avis, pas d’envie, pas de personnalité. Je faisais semblant de tout : semblant d’exister, semblant de jouir, semblant d’être heureuse… et dans le fond de moi je savais que je n’existais pas. J’ai été au-delà de ce que j’étais physiquement capable de faire : je me suis dépassée, je me suis usée, j’ai grillé toute l’énergie qui me restait et c’est comme ça qu’à 53 ans, j’ai développé un cancer du sein suivi d’une dépression… qui allaient être ma chance et me sauver de cette vie de brouillard !!!!

3°) Ma fille.

Elle est née durant mon premier mariage. Sa naissance est la petite étincelle qui brille depuis toujours dans cette vie triste et morne. Elle avait 2 ans lors de notre divorce et elle a été accueillie par mon second mari comme la petite fille qu’il n’avait pas eu. Il a tissé des liens très forts avec elle et elle lui a demandé, lorsqu’elle était majeure, s’il voulait bien l’adopter, étant donné que son père biologique ne s’est jamais préoccupé d’elle et ne s’en est jamais occupé. Mon second mari a accepté avec joie et elle porte désormais son nom de famille.

Je n’ai pas su m’occuper de ma fille : je n’ai pas su lui apprendre les choses de la vie, je n’ai pas su la diriger ni lui montrer le chemin de quoi que ce soit… je ne lui ai montré que l’image d’une femme neutre, soumise, qui suivait son mari dans ses idées et ses valeurs.

Ma fille m’a abandonnée lorsqu’elle avait 20 ans. Elle est partie de la maison et n’a plus jamais donné de nouvelles. Elle est revenue il y a un an et demi, en juin 2017… avec un compagnon et une petite fille de 15 mois. Depuis cette date, nous la voyons rarement et malgré mes tentatives pour me rapprocher d’elle et lui faire comprendre que j’ai changé, elle reste très distante… Elle maintient une barrière entre elle et moi.

CONCLUSION

Mon père m’a tué, le jour où il m’a agressée. Il a tué en moi toute personnalité, toute joie de vivre, toute envie. Il a détruit ma vie, j’ai été en quelque sorte « effacée ». J’ai grandi en étant persuadée que je n’avais aucune valeur et en privilégiant les désirs des autres.

Mais aujourd’hui, presque 60 ans plus tard, j’apprends enfin à vivre : je regarde le monde autour de moi, je teste, je m’ouvre. Il aura fallu toutes ces années de grisaille pour que la lumière et les couleurs commencent à revenir en moi. Et même si ça ne se fait pas du jour au lendemain : j’avance !

Sarah